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2024.07 Anna Tauber, Suzanne : une histoire du cirque

Par Wilson Le Personnic

Publié le 2 juillet 2024

Entretien avec Anna Tauber
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Juillet 2024

Anna, tu te définis comme une « circassienne hors-piste ». Peux-tu partager les réflexions qui traversent ta recherche artistique ?

Je me définis comme « circassienne hors-piste » au sens où je me sens appartenir au monde du cirque tout en n’étant pas acrobate, donc hors de la piste ou de la scène. J’ai commencé à soutenir des projets de cirque dans leur création et diffusion en 2013 et rejoint l’équipe de l’Association du Vide fin 2014 pour fonder la compagnie et accompagner la tournée du spectacle Le Vide – essai de cirque. Rapidement, j’ai eu envie d’interroger les questions dramaturgiques du cirque et en particulier de travailler sur la question de la mémoire du cirque et des liens et déchirures entre le cirque d’hier et celui d’aujourd’hui. Partageant ces mêmes réflexions, Fragan Gehlker, directeur artistique de l’Association du Vide, m’a invitée à une première expérience d’écriture collective avec lui et Viivi Roiha pour créer un numéro puis une forme courte, Dans ton cirque, qui prolongeait la question ouverte par Le Vide du « sens » de ce que l’on fait et particulièrement du sens de faire du cirque. 

Tu co-signes Suzanne : une histoire du cirque avec Fragan Gehlker. Peux-tu présenter votre binôme et les intérêts communs qui vous animent ?

Depuis quelques années, Fragan et moi, nous nous intéressons à l’histoire du cirque d’avant le cirque contemporain. Fragan a suivi son père enfant au sein des premières compagnies de cirque contemporain qu’il avait rejoint (Le Cirque Bidon, Les Oiseaux fous, Cahin Caha) et de mon côté, le premier spectacle de cirque que j’ai vu à six ans n’était pas traditionnel, c’était du « nouveau cirque », le Cirque Plume, et émerveillée par cette forme étonnante qui mélangeait tous les arts, pendant plusieurs années, je nourrissais un certain « rejet » du cirque plus traditionnel. Jusqu’à comprendre qu’il y avait peut-être un « dégoût » qui n’était pas si « juste » que ça et qu’il me manquait aussi parfois des choses (des émotions ? des réponses ? des racines ?) dans le cirque contemporain. Suzanne : une histoire du cirque s’inscrit dans cette recherche d’une inscription du cirque dans une histoire comme « retissée », avec moins de fractures et plus d’emmêlements. Fragan et moi défendons une forme qui nous semble assez atypique dans le contexte actuel, où le cirque est un sujet central et où la forme navigue entre plusieurs disciplines artistiques : cirque, cinéma, théâtre, et même music hall.

Suzanne : une histoire du cirque résulte de ta rencontre avec Suzanne Marcaillou, ancienne voltigeuse. Peux-tu revenir sur cette rencontre et retracer la genèse de ce projet ?

Suzanne: une histoire du cirque est la première œuvre que j’initie avec l’ironie joyeuse d’être soutenue dans cette recherche par plusieurs artistes que j’ai accompagnés avant dans leurs propres projets. C’est un projet atypique dans sa forme et son contenu qui traduit bien ma place hybride dans le monde du cirque et mon amour pour cet art que j’observe et accompagne depuis dix ans maintenant. En 2017, nous commencions avec Fragan à travailler sur Dans ton cirque et nous cherchions à nous renseigner sur l’histoire du cirque, notamment en récoltant des récits de vies de cirque. C’était une recherche assez désorganisée, qui se faisait un peu au fil de nos rencontres. C’est dans ce contexte que je rencontre, par hasard, Suzanne M, voisine de ma grand-mère. Elle a alors 84 ans et a été voltigeuse de 1948 à 1965. Suzanne et son mari Roger ont présenté à travers le monde un numéro de cadre aérien. Leur duo s’appelait Les Antinoüs. Simplement heureuse et fascinée à l’idée d’échanger avec une circassienne de la grande époque, je me suis rendue à notre premier rendez-vous sans imaginer où cette rencontre me mènerait. Bouleversée par cette rencontre, j’ai proposé à Fragan de la revoir avec moi. 

Qu’est-ce qui t’a motivé à mettre sur scène l’histoire de Suzanne ?

Je n’imaginais pas que nous en ferions un spectacle mais j’ai tout de suite eu l’intuition qu’il fallait raconter l’histoire de Suzanne, en sauvegarder une trace, vivante et accessible. D’une part parce que son histoire est remarquable à plusieurs égards : à travers son récit, on entrevoit la liberté offerte par ce métier extraordinaire grâce auquel elle pouvait, dans les années 50, montrer sa force, son corps, son talent, voyager, avoir un salaire égal à celui de son mari. D’une autre part parce que les traces de sa carrière dans les livres de cirque sont quasi inexistantes et que, malgré son caractère extraordinaire, cette histoire n’avait pas été encore racontée. C’était aussi, sans doute, pour les enfants qu’elle n’a pas eu et qui ne recevront pas ces précieux souvenirs en héritage. J’ai donc commencé à enregistrer nos rencontres, à les filmer dans l’idée de donner un jour forme à cette histoire fragmentée.

Peux-tu donner un aperçu du processus de création ?

En ayant une idée très floue de la forme « publique » que tout cela aurait un jour (et même des doutes sur le fait qu’une forme publique verrait le jour), j’ai tout de même commencé à mettre en place une forme de « protocole documentaire ». J’ai enregistré puis filmé tous nos entretiens, mais aussi moi-même en train de faire cette recherche. Je filmais et enregistrais mes appels téléphoniques avec elle et tous les protagonistes qui s’invitaient dans cette histoire, les lettres que je lui écrivais, bref toutes les formes d’entretien que je menais avec d’autres personnes en lien avec cette d’enquête qui s’était ouverte pour retrouver son numéro. En parallèle, nous continuons le travail avec Fragan sur Dans ton cirque, et notre passion commune pour le cirque et les archives nous amenait à mettre de côté tout un tas de documents (photos, vidéos, émissions radio, sons) que nous récoltions au fil de nos recherches désordonnées et qui pourraient peut-être un jour trouver une place dans un montage ou une compilation de tout ce cheminement. Suzanne : une histoire du cirque est en quelque sorte la récolte de nos sept dernières années de travail, de recherche et d’errance.

Une grande partie de votre enquête avec Fragan s’est focalisée sur le fameux numéro de cadre aérien de Suzanne et son mari que vous avez eu envie de reconstruire malgré l’absence d’archive.

En effet, malgré la richesse de la documentation qu’elle a conservée, Suzanne m’a assuré dès le départ qu’il n’existait pas de vidéo de son numéro. Un seul numéro joué pendant quinze ans, des milliers de fois, et pourtant, nulle trace sur pellicule. Rapidement, je me suis donc mis en tête de recréer son numéro avec des amis acrobates à partir de ses photos, de ses articles et de son récit. C’est là que le projet de documentaire avec Fragan s’est concrétisé. Les acrobates Marine Fourteau, Luke Horley et Simon Bruyninckx ont accepté de nous rejoindre dans cette quête . À l’occasion d’une résidence de recherche à la Grainerie à Toulouse, Suzanne a transmis un peu de son expérience aux acrobates qui tentaient de s’approprier les figures désormais désuètes des Antinoüs. Suzanne et Roger ont voltigé des milliers de fois, entre six et douze mètres de hauteur,  sans longe, sans tapis et sans filet. Le risque, au cœur de leurs gestes, changeait tout. Aujourd’hui, rares sont ceux qui prennent de tels risques, en font leur quotidien. Durant les répétitions, une question persistait : les acrobates contemporains allaient-ils oser prendre le risque de performer sans filet ?

Dans Suzanne : une histoire du cirque, tu croises ta propre histoire personnelle au récit de Suzanne. Quels étaient les enjeux pour toi de mettre en écho vos deux histoires ?

Même si la mort et la mémoire des vies passées est un sujet important pour moi qui croise beaucoup mes recherches sur le cirque (le rapport au risque, les histoires dans l’Histoire), c’est à la fin, juste avant de reconstituer le numéro de Suzanne et de son mari Roge en public, que le lien avec le décès de mon père quand j’avais 11 ans, est apparu. D’abord simplement, parce que Roger (le mari de Suzanne) est mort par hasard la même année que mon père. Et cette coïncidence ouvrait toute une réflexion sur les traces que laissent une vie, ce que nous transmettons, à qui et comment. Son récit venait tisser des liens avec ma propre histoire, mon rapport au cirque, au souvenir, à la vie et à la mort. Nous avons conservé ces croisements entre l’histoire de Suzanne, la mienne et la grande Histoire car c’est paradoxalement dans cet entremêlement d’intimités que nous trouvions la manière la plus juste de donner un sens plus universel à ce récit. Et puis tout simplement, je dirais qu’il n’y avait pas d’autres issues. Le processus même dans lequel je m’étais embarquée m’avait rendu inconsciemment un des protagonistes principaux de cette histoire. Je devais quelque part « m’expliquer », et « me livrer » pour donner du sens à cette (en)quête auprès des spectacteur·ices.

Le récit de cette longue enquête nous est partagé sous la forme d’un documentaire. Quel rapport entretiens-tu avec ce genre ?

Fragan et moi estimons beaucoup la forme du documentaire, nous la considérons comme un des arts les plus politiques aujourd’hui, ce qui explique peut-être sa précarité, car il est très « éclairant » et par là peut-être plus dangereux ! En parallèle des recherches pour Suzanne, nous avons regardé beaucoup de documentaires et nous nous nous sommes rendus compte que nous aimions lorsque le réalisateur s’engage/s’implique dans le récit qu’il fait, ou a minima, lorsqu’on sait qui il est et d’où/pourquoi il parle de ça plutôt que d’autre chose. Il n’y a pas forcément une grande intimité exposée – et toute intimité n’est pas intéressante à être partagée – mais lorsqu’une part de lui ou d’elle est en jeu dans le récit et que le motif de cette implication est honnête, ce qui est intime prend un sens collectif puissant. Un des grands principes de l’Association du vide est de toujours chercher à composer avec la réalité ; tordre en quelque sorte le principe établi qu’un spectacle est un lieu où l’on vient voir des gens qui ont appris à nous mentir et qui le font de leur mieux. En spectacteur·ice éduqué·e, il faut adhérer à ce mensonge. Pour que ce spectacle tienne ce principe, il fallait que je vienne témoigner réellement de ce que j’ai réellement vécu. Enfin, un dernier point important à nommer à ce propos est que Fragan et moi considérons qu’une des forces spécifiques du cirque réside dans le fait qu’un artiste de cirque est quelqu’un qui vient, en son nom, montrer ce qu’il sait faire de mieux. Si je ne suis pas acrobate, je fais d’une certaine manière acte de cirque en racontant cette histoire telle que je peux la raconter, à partir de qui je suis, de ce que j’ai vécu, et par des pirouettes dramaturgiques qui entremêlent l’intime et l’universel.

Du 2 au 4 juillet 2024, Festival de la Cité à Lausanne
Du 11 au 12 septembre 2024, Festival La Bâtie à Genève
Du 27 au 29 septembre 2024, Festival Jours (et nuits) de cirque(s) à Aix-en-Provence
Les 10 et 11 octobre 2024, Le Prato à Lille
Les 15 et 17 octobre 2024, Le Carré Magique, Pôle national Cirque à Lannion
Du 23 au 25 octobre 2024, Festival CIRCa à Auch
Les 14 et 15 novembre 2024, La Verrerie d’Alès, Pôle National Cirque Occitanie
Le 26 novembre 2024, ONYX – Théâtre de Saint-Herblain
Les 16 et 17 janvier 2024, Théâtre La Renaissance à Mondeville
Du 04 au 08 mars 2025, Théâtre de la Cité internationale à Paris
Les 26 au 27 mars 2025, La Grainerie à Toulouse
Les 3 et 4 juin 2025, La Villette à Paris
Juin 2025, Festival Cirqu’Aarau (Suisse)