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2024.06 Mette Ingvartsen & Manon Santkin, RUSH

Par Wilson Le Personnic

Publié le 1 juin 2024

Entretien avec Mette Ingvartsen & Manon Santkin
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Juin 2024


Mette, Rush résulte de ton envie de faire une rétrospective vivante de ton travail. Peux-tu retracer la genèse de cette nouvelle création ?

Mette Ingvartsen : La graine de Rush a été plantée il y a plus de trois ans, lorsque Boris Charmatz m’a demandé si un·e autre danseur·euse pouvait représenter mon travail dans le cadre de son projet 20 danseurs pour le XXème siècle, auquel j’avais déjà participé. J’ai aussitôt pensé à Manon Santkin avec qui je collabore depuis plus de vingt-ans. Nous nous sommes rencontrés à P.A.R.T.S. et nous avons créé ensemble ma toute première pièce Manual Focus en 2003. Nous ne nous sommes jamais vraiment quittés depuis et nous avons développé des idées et des matériaux ensemble sur onze de mes pièces. En trois jours, j’ai transmis à Manon une partie des matériaux que j’avais écrit au départ pour moi. Puis Manon a également exprimé le souhait d’explorer des extraits de Why We love Action créé en 2007 et de The Artificial Nature Project créé en 2012, deux pièces qu’elle avait déjà dansé. C’est à partir de ces premiers échanges que nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup plus d’extraits, de matériaux et de réflexions que nous avions envie de revisiter ensemble. Nous avons toutes deux pensé qu’il serait intéressant d’utiliser ce savoir commun comme point de départ pour créer une nouvelle pièce, un solo pour Manon. Nous avons donc fait une grande liste de toutes les scènes, concepts ou idées que nous pensions pouvoir être des leviers d’imagination. C’est ensuite qu’est apparu le concept de rétrospective.

Ces dernières années, nous avons pu voir plusieurs initiatives de chorégraphes se ressaisir de leurs propres répertoires pour imaginer de nouvelles pièces « rétrospectives ». Dans ton cas, qu’est-ce qui a motivé cet exercice ? 

Mette Ingvartsen : Être à l’initiative de ce type de projet comporte beaucoup de risques ! Je ne dis pas cela pour avoir observé les rétrospectives d’autres artistes, mais plutôt pour l’avoir moi-même expérimenté. Organiser sa propre rétrospective risque de la figer dans le passé, qu’elle soit trop consolidante ou qu’elle tombe dans l’auto-célébration. J’aimais beaucoup l’idée d’une archive vivante, d’une pratique qui puisse se transmettre et se développer. Dans mon cas, le désir de faire Rush est surtout venu d’un besoin de travailler avec Manon et de comprendre avec elle comment une pratique artistique est une forme d’écosystème, où le recyclage, la pollinisation croisée et la fertilisation sont importants à cultiver. Un système où l’histoire du sol doit être nourrie et protégée pour que les idées et les matériaux puissent croître à l’avenir.

Manon, tu travailles avec Mette depuis plus de vingt ans. Quels souvenirs mémorables gardes-tu de cette longue collaboration ?

Manon Santkin : Je dirais que tous les souvenirs émanants de mon travail avec Mette sont importants car c’est une trajectoire que nous avons « tricotée » ensemble depuis nos questionnements d’étudiantes et je la considère comme intrinsèque à l’évolution de ma propre pensée artistique – tissée d’une multitude d’autres influences bien évidemment. C’est un travail auquel je me suis très tôt identifiée, d’une part parce que j’y ai trouvé une combinaison appréciable de rigueur conceptuelle et de fantasmagorie spéculative. D’autre part, parce que quelque chose a simplement « cliqué » entre nous dans le studio. Aussi, la dynamique de recherche très collaborative et exploratoire de nos débuts me stimulait énormément.

Manon, peux-tu partager certaines spécificités des processus créatifs de Mette ?

Manon Santkin : Chaque création avec Mette commence toujours à partir de matériaux à explorer et développer : un ou plusieurs textes théoriques, une ébauche de pratique physique, un élément de scénographie ou de costume… Puis pendant que le groupe explore et raffine les possibles matériaux physiques, d’autres pistes conceptuelles concernant l’environnement sonore et/ou lumineux de la pièce viennent s’ajouter à « la palette de démarrage ». Ces dimensions musicale et lumineuse ont toujours fait partie intégrante des chorégraphies de Mette. Citons ici les créateur·ices Peter Lenaerts (son) et Minna Tiikkainen (lumière) avec qui Mette collabore depuis de nombreuses années. Un autre aspect assez caractéristique du travail de Mette est le jeu d’équilibre entre un discours conceptuel affirmé et la dimension purement kinesthésique ou sensorielle générée par le mouvement des corps (et des ambiances lumineuses et sonores). L’un serait incomplet sans l’autre et il y a dans le travail de Mette un désir certain d’intensité concernant ces deux pistes dramaturgiques. 

Mette, tu as l’habitude de danser dans tes pièces. Ton corps est sans doute celui qui a le plus emmagasiné ton propre travail. Pourquoi proposer ce solo à Manon ?

Mette Ingvartsen : C’est vrai que j’ai l’habitude d’interpreter propres solos – déjà six ! Je me suis dit qu’il était peut-être temps d’en faire un pour quelqu’un d’autre. Dans la majorité de mes solos, j’ai développé un concept de chorégraphie du langage, une manière d’utiliser les mots pour étendre le mouvement du corps à des espaces, des objets, des pensées et des concepts, ou à d’autres corps qui ne sont pas physiquement présents sur scène. Dans ces œuvres, j’ai cherché à faire du corps performant une sorte de vaisseau pour l’histoire, ou pour les enchevêtrements sociaux et politiques dont un corps fait toujours partie. Pour réaliser ce type de travail chorégraphique, j’ai souvent eu recours à des approches ekphrastiques du langage, c’est-à-dire à des descriptions d’œuvres d’art qui ne sont pas réellement présentes, mais qui sont si vivement imaginées que la description devient encore plus forte que l’œuvre d’art originale elle-même. Des exercices d’imagination, en quelque sorte. Et Manon a une incroyable capacité d’imagination ! C’est l’une des choses qui m’ont toujours fasciné dans sa façon de penser et de travailler, et c’est aussi un point de convergence dans nos intérêts. Il m’a donc semblé évident de réaliser cette pièce avec et pour elle.

Comment avez-vous initié le travail en studio ?

Manon Santkin : C’est ma participation au projet 20 danseurs pour le XXème siècle de Boris Charmatz qui a remis ma mémoire en route, une mémoire autant physique qu’affective. Lorsque nous sommes rentrés en studio pour Rush, nous avons fait le choix de continuer à travailler à partir de notre mémoire. C’était pour nous la méthode qui avait le plus de sens. Nous avons donc commencé par nous demander ce qui restait de tout ce qu’on a fait ensemble et nous avons listé, chacune de notre côté, des scènes que nous avions envie de (re)considérer. J’ai donc listé des extraits de pièces qui m’avaient marquées – même certaines pièces de Mette que je n’avais pas dansées mais qui contenaient des matériaux que j’avais déjà expérimenté en studio, mais aussi des concepts liés aux pièces et que je considère comme formateurs, etc. Au fur et à mesure de notre travail, nous avons dû faire des choix. Nous sommes restées proches d’une trame chronologique tout en retissant des liens sauvages entre les pièces. L’ensemble ne retrace pas tout le répertoire de Mette mais traverse suffisamment de matériaux pour donner à sentir une continuité, des centres d’intérêts, des ambiances, etc.

Comment avez-vous adapté les matériaux pour Rush ?

Mette Ingvartsen : Étant donné que la plupart des matériaux que nous avions choisis provenaient de pièces de groupe et parlaient de collectivité, nous avons dû les adapter… Parfois, nous avons aussi décidé d’inventer un matériau entièrement nouveau, basé sur les stratégies des pièces précédentes. Par exemple, la scène de l’incendie dans The Artificial Nature Project, qui met en scène un énorme incendie avec huit personnes avec des souffleurs d’air qui envoient une centaine de kilos de pétales métalliques dans l’air, est devenue une description orale dans un espace très silencieux : nous nous trouvons après une catastrophe naturelle plutôt qu’au milieu de celle-ci. Nous avons également travaillé sur la relation entre Manon et le public, sur la manière dont nous amenons les spectateur·ices à imaginer des choses qui n’existent pas.

Manon Santkin : Pour ma part, un des aspects qui m’intéressait le plus était ce rôle « d’hôte-interprète » sur lequel repose une grande partie de la pièce selon moi. Étant seule sur scène, je dois vraiment faire appel à toutes les ressources à ma disposition pour remplir l’espace d’événements, d’objets, de danseur·euses. Je dois compenser les absences en quelque sorte. J’ai aimé le challenge de chercher à reproduire une forme d’ambiance « spectaculaire » tout en étant relativement « pauvre » en moyens. Je trouve qu’il y a dans cette tentative une légère absurdité que je trouve joyeuse pour le public et excitante en tant qu’interprète. J’aime l’enjeu de guider les spectateur·ices dans l’imaginaire des pièces. Ces dernières années, j’ai développé de mon côté beaucoup de pratiques attentionnelles autour de la description et du mouvement. Elles m’ont beaucoup aidées dans l’interprétation de Rush.

Manon, comment as-tu vécu cette plongée dans ces anciennes pièces ?

Manon Santkin : C’est très particulier parce que ces pièces me semblent à la fois passées et en même temps contiennent des matériaux toujours actifs dans le travail de Mette, donc encore très présents en moi. Je n’ai pas eu l’impression de faire de l’archéologie pour ainsi dire. Ces scènes et leurs sensations étaient pour moi encore très vivaces. D’ailleurs, quand je performe la pièce, je visualise encore mes partenaires, leur façon de bouger, des anecdotes qui nous sont arrivées. Ces souvenirs m’aident d’ailleurs à me sentir en relation et à retrouver une sensation de présent nécessaire à l’action. Je crois que, pour nous comme pour le public, Rush est une expérience simultanée du passé et du présent. Celleux qui ont vu les pièces naviguent dans leurs propres souvenirs et celleux qui découvrent le travail de Mette les fantasment. Je dois aussi dire que j’ai particulièrement apprécié retrouver Mette en très petit comité, comme à nos débuts.

Du 25 au 27 juin, festival Montpellier Danse
Le 3 septembre, Dansehallerne
Les 11 et 12 septembre, Short Theatre
Les 4 et 5 octobre, Theater Rotterdam
Du 22 au 24 octobre, Le CN D
Les 6 et 7 décembre, Tanzquartier