Par Wilson Le Personnic
Publié le 29 mai 2024
Entretien avec Rebecca Journo
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mai 2024
Rebecca, tu as co-fondée avec Véronique Lemonnier le Collectif La pieuvre. Peux-tu revenir sur l’histoire de votre binôme et les différentes réflexions qui traversent votre collaboration ?
Nous avons co-fondé la pieuvre en avril 2018 car nous avions le désir de collaborer ensemble. Nous partagions des envies, des esthétiques ainsi qu’une forme d’éthique et/ou de philosophie artistique, ce qui nous a poussé à nous associer pour monter et porter des projets ensemble. Nous avons nommé cette association La pieuvre car elle est tentaculaire, protéiforme, sensuelle, monstrueuse, étrange, extra-terrestre, aquatique, visqueuse… Ce symbole nous a semblé faire sens car il faisait écho à l’identité multiple que nous formions avec Véronique. Notre binôme repose d’abord sur notre relation amicale et notre affinité, notre confiance artistique. À notre binôme s’ajoutent d’autres personnes comme Mathieu Bonnafous, Jules Bourret ou encore Coline Ploquin et d’autres, avec qui collectivement, nous cherchons des espaces de création et des langages hybrides entre danse, musique, performance, photographie et vidéo. On espère maintenir au fur et à mesure des différents projets que l’on entreprend une forme d’authenticité, de liberté et d’engagement quant à notre impression du monde et dans ce que l’on cherche à représenter. La pieuvre représente l’endroit où l’on peut expérimenter et apprendre, où l’on s’émancipe à travers nos différentes tentatives de création. On cherche en tout cas à produire et à partager du contenu ultra-sensible, indépendant et à la marge des flux de représentations dominants.
Peux-tu revenir sur la genèse et retracer l’histoire de ta nouvelle création Les amours de la pieuvre ?
Au départ, c’était une forme d’auto-fiction où l’on s’intéresse à l’animal car il représente notre compagnie et ses interrelations. De par son intelligence ou encore son étrangeté (dans sa différence de l’homme), la pieuvre est fascinante, c’était évident pour nous d’explorer son potentiel symbolique directement à travers un processus de création. Le titre fait référence au documentaire de Jean Painlevé et Geneviève Hamon, grands admirateurs·ices de la pieuvre. La façon dont Jean Painlevé poétise ce qu’il observe, sa curiosité débordante face à l’environnement est très inspirante et nous encourage dans cette démarche d’aller puiser dans l’environnement naturel de quoi dériver vers de la matière chorégraphique, sonore ou plastique. Aussi, la musique concrète de Pierre Henry créée pour le documentaire est devenue une référence clé tant dans les esthétiques que dans les procédés car nous sommes aussi à la recherche d’une forme de fabrication sonore curieuse et insolite. Le titre et le documentaire évoquent la relation amoureuse dans sa dimension sexuelle et érotique dont il était aussi question au départ. Le rêve de la femme du pêcheur d’Hokusai cristallise la symbolique érotique portée par la pieuvre et a donné naissance au sous genre underground japonais de l’éro guro. A la croisée de l’érotisme, du grotesque et du macabre, ce registre nous a beaucoup inspiré cette tonalité fantastique, décalé et dérangeante que nous cherchions pour ce projet.
Peux-tu revenir sur les différentes réflexions à partir desquelles vous avez engagé cette recherche ?
Concrètement, on s’est d’abord demandé comment faire le portrait de la pieuvre, comment traduire ses traits par le mouvement, par la relation entre les corps, par le son, par les matières/textures, avec quels objets.. Nous avons travaillé à partir d’un certain champ lexical : viscosité, entrelacement, ventouses, succion, adhérence, humidité, tentaculaire, baveux, mollusque… Dans la continuité du langage chorégraphique que l’on développe, la danse s’est organisée en relation à la langue car c’est l’organe qui se rapproche le plus d’un corps de mollusque. Elle nous ramène aussi à des expressions grotesques, pornographiques, étranges, animales et à cette sensation « ero guro » du plaisir dégoûtant. La recherche s’est stabilisée autour de cet organe du goût avec pour intention de faire référence au ventouses gustatives dont les pieuvres se servent pour analyser ce qu’elle touchent, un « toucher-goûter », ce qui n’est pas sans rappeler toute l’ambiguïté qui existe par ailleurs entre plaisir gustatif et plaisir sexuel. La performance s’est donc orientée vers cette idée de goûter dansé et sonorisé où l’on expérimente par la bouche de quoi dresser petit à petit un portrait sonore de la pieuvre. De là, découle l’utilisation de certains objets, de liquide et de nourriture qui va donner naissance à des gestes concrets qui eux-même deviennent des gestes chorégraphiques, sonores et/ou techniques, en tout cas performatifs.
Mathieu, tu collabores avec Rebecca depuis ses premiers projets. Peux-tu revenir sur votre rencontre artistique ? En tant que créateur sonore, qu’est-ce qui t’intéresse dans le médium danse ?
On s’est rencontré sur son premier solo L’épouse. Elle m’a invité à réaliser la création sonore mais cette proposition n’a pas tout de suite fonctionné. C’est grâce à La ménagère que nous avons pu trouver notre langage, dans un rapport live, où mouvement et son s’influencent mutuellement. C’est ce qui nous parlait le plus, cette idée que les deux médiums soient indissociables et moteurs l’un de l’autre. Par le biais du son, on poursuit un chemin allant du réel vers de l’hyper réalisme ou bien, au contraire, on s’en éloigne pour rentrer dans une forme plus abstraite afin d’ouvrir les portes de la fantaisie, du fantastique et du surréalisme. À travers la danse je retrouve une sensation, une manière de penser le son et de le voir se dessiner dans l’espace. Comme s’il se manifestait de manière directe dans un corps, prenant vie, se teintant d’une émotion, d’une sensation , d’une tessiture et que tout cela devenait apparent, tangible. Je trouve qu’il y a quelque chose de beau et évident lorsque les deux interprétations – mouvement et son – ne font plus qu’un·e et que les sensibilités se complètent. C’est cette satisfaction à fabriquer une image/son qui m’intéresse.
Matthieu, l’univers sonore des Amours de la pieuvre occupe une place essentielle dans la dramaturgie de la pièce. Peux-tu partager le processus musical et sonore de cette création ?
Par rapport aux projets précédents, nous avons eu envie de générer et de travailler nos matériaux sonores en direct. Quand l’univers sonore « organique » s’est confirmé, nous avons fait le choix de travailler avec un microphone pour sa capacité à entrer dans la matière que nous allions manipuler, sentir, manger… On a recherché une esthétique ASMR dans le but de plonger à l’intérieur de la matière comme pour gouter par les oreilles ce que la pieuvre savoure au touché. Depuis la régie son, j’ai le contrôle sur tous les micros et de toutes sources de diffusion. Cela me permet de manipuler, transformer le son capté par les différents microphones et de le diffuser sur les différentes enceintes. Pour pouvoir créer des questions/réponses avec les autres interprètes, je prélève des échantillons sonores des sons qu’iels génèrent et les ajoutent en direct, bruts ou altérés. Avec ce système, on tente de dialoguer de la manière la plus musicale possible, un son en invitant un autre, parfois un mouvement et vice-versa. Textures visqueuses et aqueuses, matériel médical et service de table manipulés, vocalisations étranges et bruits gutturaux se mêlent afin de développer le langage et indirectement la chorégraphie de la pièce. On joue avec le réel, on l’amplifie, on le fantasme ou bien on ouvre un monde beaucoup plus onirique, fantastique. De par les actions qui s’enchaînent, le geste permet de composer en direct la musique.
Pourriez-vous revenir sur votre collaboration pour ce projet ? Comment avez-vous conjugué vos médiums respectifs ?
Dans Les amours de la pieuvre, nous avons poussé encore un peu plus l’intrication entre composition chorégraphique et sonore. Le dispositif de prise de son en direct a littéralement conditionné toute la construction du projet. Nous avons d’abord sélectionné certains objets/matières avec lesquels on a cherché un jeu/une interaction avec le son et l’action de son utilisation. On cherchait à entendre sa manipulation et c’est souvent le son qui guide la nature, la durée, l’intensité, en somme, l’écriture du geste. Et c’est par le son que nous créons en direct les différents espaces, réels ou mentale. Le public est plongé dans ce laboratoire sonore, où on ne peut pas tout voir en même temps mais où on peut entendre tout ce qu’il s’y passe.
Les Amours de la pieuvre invite le public dans un dispositif immersif. Rebecca, peux-tu partager l’histoire et la dramaturgie de cet espace aux airs de bloc opératoire surréaliste ?
En effet, le dispositif propose une forme d’intimité partagée. Dès le départ, j’avais envie de déstructurer l’espace de représentation avec différents univers : une table à manger, un fauteuil gynécologique, un aquarium. Avec ces objets, il y a l’intention de faire le lien entre la bouche, le vagin et l’eau/l’humidité/la mer. Ce collage évoque aussi le rêve de la femme du pêcheur (une estampe très connue de l’artiste japonais Katsushika Hokusai, ndlr) où comme dans un rêve, on dérive d’un espace à l’autre, du cabinet médical à l’espace de restauration, en se plongeant progressivement dans le corps visqueux et l’environemnt aqueux. Chaque espace vient nourrir ce fantasme de la pieuvre.
Le 30 mai, à La Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin, avec les
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