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2024.03 Léo Lérus, Gounouj

Par Wilson Le Personnic

Publié le 25 mars 2024

Entretien avec Léo Lérus
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2024

Votre recherche chorégraphique puise en partie dans vos racines, notamment dans votre pratique du Gwoka, genre musical de la Guadeloupe dont vous êtes originaire. Comment cet héritage se métabolise aujourd’hui dans votre recherche personnelle ? Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

En tant que danseur contemporain, j’ai toujours questionné mon besoin créatif. Et actuellement, cette créativité trouve nécessaire d’être accompagnée par la culture guadeloupéenne gwoka. Le gwoka prend sa source dans le passé esclavagisé de l’île dans lequel les esclaves ont malgré tout su se ménager des espaces et des moments de création et de définition d’une nouvelle culture. Le Gwoka est pour le peuple guadeloupéen à la fois une façon de vivre, une façon de penser, une façon de s’imaginer, une façon de jouer la musique et la danse, dans des rassemblements généralement de nuit en pleine nature. Ma démarche repose sur la recherche d’outils pour soutenir la création, la découverte, les questionnements, les doutes que représente le processus d’écriture chorégraphique. Mais il y a également l’envie de participer à une évolution culturelle et identitaire que d’autres artistes nourrissent aussi. Concernant l’action de métaboliser, il y a une approche technique, si je peux dire, qui s’opère. Comme par exemple l’intégration et l’utilisation des rythmes, des percussions, et des pas de danse Gwo Ka. Mais au-delà, il y a l’enjeu de trouver l’esprit et les sentiments Ka. En effet, il était important pour moi d’amener un environnement émotif précis et riche dès le départ de cette création. Et cet environnement puise dans des souvenirs qui m’inspirent. De plus, la question a effectivement été de trouver les éléments essentiels pour métaboliser ces souvenirs et de trouver leur enveloppe émotive.

Le questionnement initial de Gounouj est le processus d’homéostasie inhérent à nos existences, et son impact sur nos actions. Pourriez-vous partager la genèse de cette création ? 

Je me suis en effet intéressé à la notion d’homéostasie au tout début du processus de recherche de Gounouj, puis d’autres notions ont émergées. Au départ, je suis parti de l’interprétation de la notion d’homéostasie que propose Antonio Damasio (médecin et professeur de neurologie, ndlr). Je ne peux pas prétendre être expert de son œuvre mais voici l’interprétation que j’en ai faite et qui m’a intéressé : l’homéostasie est la «stabilisation/régulation, chez les organismes vivants, de certaines caractéristiques physiologiques, comme la pression artérielle, la température, etc.». Mais Damasio ouvre ce concept en « traitant du rôle et de l’importance de l’émotion et du sentiment dans la prise de décision et de la construction du soi». J’ai pensé que ce serait intéressant de considérer l’émotion comme un moteur créatif, autant pour la création musicale que chorégraphique.

Vous avez travaillé sur le site de Gros Morne/Grande-Anse en Guadeloupe. Pourriez-vous nous parler de cet environnement et comment il a inspiré Gounouj ?

Tout d’abord, j’ai pris connaissance de l’appel à projet du ministère de la culture «Mondes Nouveaux», qui demandait de choisir un site du littoral français et de proposer une création s’en inspirant. J’ai donc choisi Gros Morne/Grande Anse, situé à Deshaies, un site protégé sur le littoral du côté de la mer des Caraïbes. Personnellement j’aime particulièrement cette partie de l’île pour l’effort de préservation naturelle qui s’y opère. Je trouve fascinant de pouvoir pénétrer dans la forêt à seulement quelques mètres de la plage et puis plus loin d’être plongé dans la mangrove. Chaque élément qui s’y trouvent ont nourrie et inspiré la création : la longue plage amène un sens d’ouverture latérale et d’horizon ; une luminosité pleine rythmée sans cesse par les vagues ; la forêt nourrit en verticalité et complexité quantité d’informations avec les sons des oiseaux, des insectes, et des grenouilles («gounouj» en créole) ; les rayons de soleil parviennent à pénétrer la canopée ; et enfin la mangrove amène une atmosphère plus mystérieuse, silencieuse, une lumière tamisée et la sensation de s’ancrer dans le sol. En travaillant sur place, j’ai aussi découvert les rôles que jouent ces différents éléments et leur «équilibre parfait» dans cet environnement symbiotique. Malheureusement cet écosystème est aujourd’hui menacé par la crise climatique.

La fragilité de cet écosystème a-t-elle été l’une de vos pistes de recherche ?

Oui, cette question du changement climatique était inévitable. Malgré la beauté et la splendeur de cet environnement, il y flotte sur place un sentiment de «tragédie approchante». J’ai donc accueillie à bras ouvert les différentes émotions qui nous traversent face au dérèglement climatique : peur, anxiété, désespoir, espoir, découragement, engagement, désillusion, colère. La complexité de ce bouillon d’émotions a également amené le concept de bousyè qui signifie, en créole, la mue d’un crustacé, lorsque sa carapace se ramollit avant de devenir plus grande et plus forte. Mais au sens figuré, il s’agit aussi d’un état d’âme de vulnérabilité, de sensibilité, de fragilité, qui est nécessaire afin qu’un développement puisse s’opérer. C’est un état que nous avons abordé avec les danseur·euses durant le processus.

Vous avez travaillé en partie sur le site de Gros Morne/ Grande-Anse. Comment ce déplacement in situ a-t-il nourri le processus créatif de Gounouj ?

Dès la conception du dossier pour l’appel à projet du ministère de la culture «Mondes Nouveaux», j’ai imaginé cette création en deux formats : une version in situ et une version pour le théâtre. J’ai donc commencé ce projet par chercher l’espace où nous allions pouvoir présenter la version in situ. Malgré mon envie de danser au plus profond du site, la complexité du lieu et l’accessibilité ont évidemment réduit les possibilités. Il y a avait également l’enjeu de ne pas endommager le site où nous allions travailler avec nos besoins techniques. Suivant les recommandations de Didier Lambert, chargé de la gestion et de l’aménagement pour le Conservatoire du Littoral de Guadeloupe, nous avons choisi un espace suggérant un espace scénique sous la canopée à quelques mètres de la mer des Caraïbes. La conception de la pièce s’est donc faite humblement, en laissant de la place à la beauté du lieu, en acceptant simplement dans notre dramaturgie le son du fracas des vagues, le chant des oiseaux, la poussière du sable sous nos pieds qui s’élève, les rayons du soleil pénétrant la canopée, etc. Nous avons tout simplement apprécié la possibilité de danser dans un tel lieu.

Comment avez-vous transposé cette expérience in situ au plateau ?

Passer de cet espace naturel au dispositif de la boîte noire n’a pas été évident. Tout d’abord, avoir travaillé ensemble dans ce premier espace a permis de partager une expérience commune et de tisser ensemble des sensations et un imaginaire commun. Lorsque nous avons poursuivi le processus de création en studio, un des premiers exercices a été de réveiller et de se reconnecter collectivement, intimement, autour de ces sensations et de cet imaginaire.

Peux-tu partager le processus chorégraphique de Gounouj ? Comment as-tu travaillé avec les danseur·euses ?

Dans la continuité de ma précédente création Entropie, j’ai proposé aux danseur·euses de traverser un processus de recherche qui s’inspire des soirées Léwoz, manifestations culturelles traditionnelles pour jouer, chanter et danser le Gwo ka. Cet événement culturel guadeloupéen, permet d’improviser et d’exprimer son état d’âme. La danse a un rôle privilégié car c’est elle qui inspire le développement musical. Le·la danseur·euse a cette responsabilité selon laquelle ses mouvements vont influer sur les choix du percussionniste makè. J’ai donc mis en place les conditions nécessaires pour faire émerger cet imaginaire et travailler avec.

L’environnement sonore occupe une place essentielle dans votre travail. Pour Gounouj, vous avez entre autres travaillé à partir des sons captés à Gros Morne… Pourriez-vous revenir sur l’histoire de la dramaturgie sonore de Gounouj ?

J’ai souhaité dès le départ contextualiser la pièce au crépuscule d’ici. J’ai toujours aimé ce basculement du jour à la nuit, et le chant des grenouilles qui vous enveloppe. Comment ce petit animal et son chant multiplié par milliers crée une grande scénographie sonore, une atmosphère spécifique et pleine qui amène un certain état d’âme, état d’être. J’ai aussi voulu aussi jouer avec un côté tragique, peut-être dramatique, de cette atmosphère. Nous avons donc pris ce chant comme point de départ pour la création musicale et le monde sonore de la pièce. Puis avec le compositeur Denis Guivarc’h nous avons cherché à exacerber cet espace sonore, en ajoutant notamment  des tambours ka. C’était pour nous essentiel de pouvoir hybrider des sources sonores naturelles  avec des matériaux qui proviennent de la culture Gwoka.