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2024.03 Julie Nioche, OUTSIDER

Par Wilson Le Personnic

Publié le 25 mars 2024

Entretien avec Julie Nioche
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2024

OUTSIDER s’inscrit dans un ensemble de projets initié en 2020 autour de la question suivante : que peut la danse ? Peux-tu retracer le contexte et la genèse de cette nouvelle création ?

En effet, cette question – que peut la danse ? – a été au cœur de plusieurs projets de la compagnie ces dernières années. Durant la pandémie et le confinement, nous avons d’abord initié plusieurs projets hors des théâtres. Le premier, L’impassé·e, est un dispositif chorégraphique que j’ai pensé au départ pour être joué dans des impasses privées, où c’était possible de se rassembler. Le contexte était simple : je proposais une danse à une spectateur·rice en réaction à un mot qu’il·elle proposait. C’était pour moi une manière de continuer à danser, un prétexte pour rassembler, partager un repas, et finalement créer du débat. Depuis les premières danses dans mon impasse à Nantes, le projet s’est déployé dans d’autres lieux, d’autres villes, d’autres pays… Un autre projet important, Danse Passante, réalisé durant l’été 2021 et 2022 le long du Canal de Nantes à Redon et sur le GR entre Quimper et Douarnenez avec un collectif de danseur·euses, chercheur·euses, autrices, musicien·nes, critiques. Comme pour L’impassé·e, il s’agissait d’initier de nouvelles rencontres dans l’espace public. OUTSIDER s’inscrit dans la suite de ces précédents projets in situ. Avec ce nouveau projet, j’ai souhaité rassembler une équipe artistique et de professionnel·les autour d’un sujet qui me semble impossible à ignorer aujourd’hui : les violences sexistes et sexuelles. Je souhaitais aborder ces questions et voir comment la danse peut en parler de façon spécifique. C’est-à-dire, à partir du corps et des sensations. La place du corps et des sensations est encore mineure dans les discours dominant sur le sujet des violences sexistes et sexuelles alors qu’elle est au cœur des pratiques de réparation et d’écoute entre pair·es et des savoirs militants sur ces questions. Que peut la danse face aux violences sexistes et sexuelles ? Comment la danse peut devenir une pratique de réparation ? Comment un projet artistique peut devenir un espace pour créer du collectif, pour parler, prendre l’espace et développer du pouvoir, être soutenu, se mettre en mouvement, etc.

Tu développes depuis déjà de nombreuses années une pratique qu’on pourrait qualifier d’engagée, avec des projets autour du soin, des pratiques somatiques, dans le champ du travail social, médical et éducatif. Relies-tu ta recherche artistique à une pratique militante et politique ?

Cette question de l’engagement est présente dans le terreau du projet artistique et de recherche de A.I.M.E. que j’ai co-fondée en 2007 et dans laquelle je suis chorégraphe. A.I.M.E. est l’acronyme d’Association d’Individus en Mouvements Engagés. Même si au départ je ne le nommais peut-être pas comme tel, je crois que je me suis toujours intéressée à « ce que peut la danse ». Je suis artiste chorégraphique. Pour moi, être militante peut vouloir dire être simplement ailleurs, sur d’autres terrains, et autrement. Un projet pour la scène a pour moi autant de valeur qu’un projet pour le milieu hospitalier, ou à l’école. Je crois que ce qui m’intéresse c’est de voir comment l’art et un projet artistique peuvent rencontrer des projets militants, et comment les militant·es peuvent aussi profiter d’un projet ou du milieu artistique. Je ne mets pas au même niveau un projet artistique avec une manifestation ou un barrage sur une autoroute, on n’est clairement pas dans les mêmes contextes socio-économiques, mais je vois ces pratiques et ces espaces avec de potentiels croisements. Aujourd’hui, avec du recul, je peux dire que mes projets artistiques sont toujours portés par une question faite à la danse, comment certaines questions sociétales peuvent être traitées à travers une pratique corporelle, sensible et par l’imaginaire. Mes projets ne tentent pas tellement de répondre à ces questions mais j’essaie en tout cas de voir comment la danse et ses savoirs peuvent s’y frotter.

Dans un précédent entretien tu me disais « travailler à la transmission d’une danse qui part de l’imaginaire déclenché par nos sensations et nos perceptions. » Quelles étaient les sensations à partir desquelles tu as engagé cette recherche autour d’OUTSIDER?

Je suis tout simplement partie de mes propres sensations suite à mes expériences personnelles. Et je ne suis pas la seule à avoir convoqué et retraversé ces mémoires. Les violences font partie de nos histoires, presque personne ne peut y échapper, de près ou de loin, quel que soit son âge, son genre, sa classe sociale, etc. C’est impossible de passer à côté. C’est difficile de ne pas s’engager dans ce type de processus, il y a forcément une implication personnelle, un engagement de son intimité. Je pense que c’est une condition constitutive de mes processus de création : engager son intimité, sa propre histoire. Je crois que c’est ma façon de m’engager. Pour ce projet, nous avons d’ailleurs travaillé en continu avec un formateur en prévention des violences sexistes et sexuelles. J’utilise beaucoup les pratiques somatiques dans mes processus de création et j’ai remarqué depuis longtemps que ces pratiques sont de vraies portes ouvertes à la manifestation de nos sensations, nos émotions et nos mémoires. Et contrairement aux idées qu’on peut avoir, ces pratiques ne vont pas toujours nous faire ressentir de la douceur et de la lenteur. Il y a parfois des passages très intenses soulevés pendant la pratique. C’était important d’être formé à la notion d’écoute, à recevoir des témoignages, d’avoir les bons outils pour accueillir les sensations qui peuvent émerger. Durant le processus, j’ai d’ailleurs découvert un point commun entre mon travail et un des enjeux de ces formations autour des violences sexuelles et sexistes : donner attention et avoir confiance dans ses sensations.

Qu’est-ce qui a motivé la collaboration avec ce formateur en violences sexistes et sexuelles ?

Mes projets m’ont très souvent amenée à me former, à enquêter sur un sujet et pour cela je fais appel à des spécialistes: parfois des praticien·nes somatiques, des chercheur·euses, des sociologues… Mes processus sont pour moi des espaces de partage de savoirs et de pratiques. Pour OUTSIDER, j’ai proposé à Lex Frattini, qui est notamment formateur en prévention des violences sexistes et sexuelles, d’intégrer l’équipe artistique. J’ai rencontré Lex lorsqu’il était formateur à La Petite (association pour l’égalité des genres et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les arts et la culture) durant un workshop avec les étudiants d’Extensions au CDCN de Toulouse. Pour OUTSIDER, j’ai eu envie de croiser des pratiques dites militantes avec des pratiques de danse, de voir comment une pratique d’éveil corporel pouvait changer la parole, et inversement, comment une pratique d’écoute ou de parole pouvait influencer la danse, comment les savoirs sur la culture du viol modifient les écritures chorégraphiques et comment la notion de consentement influence les adresses aux spectateur·ices, etc.

Comment la collaboration avec Lex Frattini a-t-elle nourri et déplacé le processus d’OUTSIDER ? Peux-tu partager un aperçu de votre travail en studio ?

J’ai d’abord suivi sa formation avec les étudiants d’Extensions. J’ai imaginé le processus d’expérimentation en studio en me basant sur ce premier travail avec Lex. Puis nous avons co-construit le contenu des résidences en prenant en compte le travail et les pratiques de l’autre. En général, les matinées étaient dédiées à la formation, puis je proposais ensuite des pratiques somatiques ou des danses improvisées à partir de certaines consignes en résonance. Chaque proposition de Lex donnait lieu à une nouvelle pratique qui venait travailler et développer des questions ou des sujets abordés durant son atelier. C’était intéressant de voir comment certaines pratiques somatiques peuvent prendre d’autres couleurs en mettant en jeu d’autres imaginaires. Lorsque tu parles de violence sexiste et sexuelle toute la journée, tu n’es clairement pas dans le même état, ton corps et ton esprit sont imbibés d’un imaginaire, tu te mets en mouvement d’une autre manière.

En studio, tu as notamment croisé les outils de prévention contre les violences sexistes et sexuelles avec ceux de la danse improvisée. Peux-tu partager un aperçu du processus avec les danseur·euses ?

J’ai proposé aux danseur·euses des ateliers de danse improvisée à partir de pratiques qui induisent des état de conscience modifiée volontaire. Je me suis formée, comme plusieurs des performers de la pièce, aux techniques de transe auto-induite. Ce sont des pratiques qui ont énormément de liens avec l’état d’improvisation que peuvent connaître les danseurs lorsqu’ils se laissent entraîner par leur imaginaire. Bien sûr, la transe auto induite n’a pas les mêmes protocoles ni les mêmes buts que la danse improvisée, mais j’y vois beaucoup de similitudes. L’équipe réunie dans OUTSIDER sont toutes et tous familier avec ce genre de pratiques d’improvisation.

OUTSIDER est un objet chorégraphique autour duquel s’articulent plusieurs propositions. Comment se présente concrètement le dispositif ?

OUTSIDER invite le public dans un espace modulable, entre espace de rencontre et d’écoute, espace spectaculaire et espace de partage. Il s’agit d’une forme un peu spéciale que j’expérimente ici dans le but de m’adresser différemment aux personnes présentes. Tout d’abord, les spectateur·rices sont accueillis dans un espace doux, propice à l’écoute et au repos grâce un la présence d’îlots recouverts d’une fresque de feutre pour s’asseoir, s’allonger et autoriser la rencontre avec l’équipe artistique d’une autre manière. Des ressources sur les violences sexistes et sexuelles seront à disposition : nos références de livres et de podcasts choisis précisément parce qu’ils sont en lien avec le corps et les ressentis. Des associations locales qui luttent contre les violences sexistes et sexuelles sont également présentes pour des échanges individuels ou en petits groupes. Tout ceci est le terreau de la façon dont la danse sera reçue. L’espace est pensé pour être d’abord cet espace d’accueil, puis devenir une scène, et ensuite accueillir celles et ceux qui seront partants pour se mettre en chant ou en mouvement avec nous.