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2024.01 Vincent Dupont & Charles Ayats, No reality now

Par Wilson Le Personnic

Publié le 15 janvier 2024

Entretien avec Vincent Dupont & Charles Ayats
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Janvier 2024

Vincent, vous développez vos propres projets depuis plus de vingt ans. Comment décririez-vous votre recherche chorégraphique aujourd’hui ?

Vincent Dupont :
Définir et résumer une recherche artistique en quelques mots est toujours périlleux. Ce qui m’intéresse dans la danse, c’est justement cette difficulté de nommer, de résumer, et d’être obligé d’avancer dans l’expérimentation et dans la mémoire qui en subsiste. La question de la mémoire est essentielle dans mon travail. La mémoire de celle ou celui qui regarde la danse. Comment elle s’imprime au-delà de l’intellect dans toutes les parties de notre corps. À partir de quel moment il y a transformation, décollement, exception. Pour que cette mémoire puisse advenir, s’imprimer, certains questionnements assez simples continuent de me poursuivre : Pourquoi la réception d’un mouvement est-elle liée à l’espace dans lequel il est produit, espace visuel, espace sonore, espace commun ? Pourquoi la présence, la charge de l’interprète est fondamentale pour entrer en résonance avec ces espaces pour qu’ils deviennent un lieu ? Pourquoi un corps qui danse n’est-il jamais muet ?

Vincent, Charles, vous vous êtes rencontrés en 2018 dans le cadre du dispositif CHIMÈRES initié par le Ministère de la Culture. Pourriez-vous revenir sur cette rencontre et vos atomes crochus ?

Charles Ayats : Ce dispositif est un programme d’accompagnement à l’écriture, à l’expérimentation et au prototypage de nouvelles formes artistiques hybrides pluridisciplinaires faisant appel à l’usage contemporain des technologies numériques. La première résidence CHIMÈRES en 2018 rassemblait des profils variés (metteuse en scène, romancière, game designer, designer, scénographe, etc.) J’avais apporté un casque VR et je faisais tester les plus curieux·euses pour amorcer les rencontres. Je me souviens que Vincent fut très captivé par cet étrange objet. Des exercices d’idéation en équipe nous ont fait sympathiser, et quelques discussions artistiques plus tard, nous entreprenions ensemble une ébauche de projet lors d’un exercice proposé. Un des ateliers de cette résidence était d’imaginer des scénographies immersives multi-spectateurs·ices, ce qui est complexe puisque les dispositifs de réalité virtuelle sont assez capricieux lorsque le nombre de participant·es augmentent. Toujours est-il qu’un premier concept de déambulation roomscale (procédé utilisé en réalité virtuelle qui permet aux utilisateurs de se promener librement dans une aire de jeu, avec leur mouvement réel reflété dans l’environnement VR, ndlr) nommé Virtuelles réalités a pris forme et séduit le jury et le projet a été sélectionné pour une phase de recherches et développement … 

Charles, en tant que réalisateur et designer d’expérience interactive et immersive, qu’est-ce qui vous intéresse dans le médium danse ?

Charles Ayats : Ancien introverti, la danse est restée très longtemps loin de mes champs d’intérêt. Puis un jour j’ai réalisé qu’il n’était pas obligatoire de savoir danser pour oser danser. Comprendre cette information à permis de déverrouiller une première clef. Plus précisément, concernant le médium danse, il me semble qu’une narration muette se dégage d’un corps dansant, et la façon dont le public la réceptionne me questionne. C’est un endroit où la vitalité, le «vif» comme diraient certains, se dessine furtivement, offrant à qui sait l’apprécier un espace intime et sensible. Une expressivité qui peut aussi être révélée dans certains gestes du quotidien, dans l’allure burlesque d’un circassien, dans le mouvement inventé d’un personnage animé, ou dans le game feel ressenti au bout des doigts sur une manette par avatar interposé. Je ne pense pas que ce ne soit qu’un transfert mimétisme des neurones-miroirs, cela provoque des émotions rares et je trouve cela fascinant.

Ensemble, vous avez imaginé No reality now, une nouvelle adaptation de votre pièce Souffles, Vincent, que vous avez créé en 2010. Qu’est-ce qui a motivé cette reprise 2.0 ?

Vincent Dupont : Souffles résulte d’une première collaboration avec Yves Godin en 2008, sur son projet Point d’Orgue, un dispositif avec mille bougies qu’il proposait à différents artistes d’investir. La première de cette pièce a eu lieu à la Ménagerie de verre. Fort de cette collaboration, j’ai eu envie de partir du même espace de la Ménagerie avec ses murs blancs et ses trois poutres basses pour imaginer une suite. Souffles est donc né deux ans plus tard. Assez tôt avec Charles, nous avons pensé que ce dialogue, entre spectacle vivant et réalité virtuelle, devait partir d’une chorégraphie déjà existante. Ne pas faire un spectacle pour la VR, mais un spectacle avec de la VR, et donc partir d’un objet autonome. Le choix d’adapter Souffles, un de mes anciens  spectacle est lié à ses thématiques (le rituel, le lieu du passage entre deux espaces, le seuil) proches aussi des univers de Charles (un effeuillage des réalités dans Sens en 2016 ou l’odyssée d’une âme, prise entre le monde des vivants et des morts dans son projet 7 lives en 2019), mais aussi à des considérations plus concrètes : seulement trois interprètes et une abstraction de l’espace scénique pouvant résonner avec l’abstraction du numérique. Souffles nous a donc paru être un support idéal pour engager ce dialogue.

Pourriez-vous présenter le dispositif de No reality now ?

Charles Ayats : Chaque spectateur·ice dispose d’une sorte de lorgnette moderne, c’est-à-dire un casque de réalité virtuelle greffé sur une poignée, qui lui permet d’accéder à une autre perception à n’importe quel moment du spectacle. Qu’importe sa place dans les gradins, le spectateur·ice a la même perspective du spectacle. Si le dispositif technologique a été pour nous assez complexe à mettre en place, il reste très simple à expérimenter pour le public : il suffit juste d’utiliser à l’envie cette paire de jumelles un peu magique pour accéder à cet autre monde au plateau. Pour le reste, pendant 45mn, les 3 danseurs évoluent sur le plateau en synchronicité avec leurs avatars dans la réalité virtuelle. Certains micros, placés sur le corps des danseur·euses et le décor, déclenchent aussi des effets visuels dans le casque.

Vincent Dupont : Il s’agit, comme dans un diptyque, de mettre en relation deux images (ici en mouvement) pour pouvoir naviguer de l’une à l’autre et voir peut-être, à l’intérieur de ce dialogue, quelque chose de nouveau apparaître. Ces aller-retours permettent de percevoir la singularité de chaque monde et aussi leurs points communs, leurs résonances communes notamment au niveau du son qui fait le lien entre ces deux espaces. Le numérique n’agit pas toujours comme une extension, une augmentation, mais parfois comme une compression du réel, une sorte de surréel qui peut révéler certains subterfuges de la représentation.

Comment avez-vous conceptualisé le monde de No reality now ?

Charles Ayats : Le monde virtuel devait se nourrir du réel pour provoquer une dissonance cognitive entre différentes strates de réalités. Il était assez clair que les volumes resteraient à l’identique ; tout du moins pendant une bonne première moitié de spectacle. Ensuite, tout a débuté de façon très instinctive en échangeant sur nos envies, par rapport à ce que le spectacle initial Souffles nous inspirait. Les résidences d’écriture nous ont permis de tester des petits prototypes puis de garder ou non certaines idées. Les limitations techniques des casques VR, exploités en multi-utilisateurs, ont assez vite restreint nos desideratas. Nos recherches iconographiques ont ensuite guidé le directeur artistique (Florian Salabert de l’équipe Small Studio) pour faire des premières planches en 2D, puis des premiers tests en 3D. L’intégration et les centaines de petits détails qui s’y immiscent (animation, VFX, rythme, transition…) ont petit à petit affiné le tout. Un travail conséquent que l’on doit à Pierre Didier du studio Small.

Danse et technologies numériques entretiennent des rapports étroits depuis déjà plusieurs décennies. Mais depuis quelques années, nous pouvons constater que de plus en plus de chorégraphes s’intéressent à la réalité virtuelle. Charles, comment comprenez-vous cet intérêt ?

Charles Ayats : Étrangement, le dispositif VR révèle bon nombre de propriétés corporelles, à commencer par la proprioception. La réalité virtuelle est un dispositif qui perturbe notre rapport au corps, notre proprioception – cette faculté que l’on a à situer les membres de notre corps sans les regarder – devient notre premier sens. J’imagine que, pour un chorégraphe, cette matière est intéressante.

Vincent, en tant que danseur et chorégraphe, quel est votre point de vue sur ces nouvelles technologies ?

Vincent Dupont : Tout nouvel outil, qu’il soit numérique ou non, à partir du moment où il est suffisamment fiable pour être utilisé sur un plateau, peut être saisi par des artistes pour construire leur «objet». Je pense notamment à l’arrivée des consoles son numériques ainsi qu’aux projecteurs et vidéoprojecteurs, et comment ces nouveaux outils ont transformé nos habitudes de travail et révélé certaines propositions artistiques. C’était mon cas en 2007, avec ma création Incantus, lorsque j’ai travaillé avec des capteurs sur les danseur·euses qui permettent de relier leurs mouvements au son et à la lumière. J’ai découvert la réalité virtuelle il y a cinq ans environ, d’abord au travers de jeux vidéo. J’ai été saisi par différentes sensations physiques, de vertige, de rapport au poids et de notions d’apesanteur. Ensuite, lorsque nous avons commencé à faire des tests de motion capture avec les danseur·euses, j’ai découvert que j’étais capable, au travers d’un avatar, de reconnaître l’interprète dans la singularité de son mouvement. La possibilité de regarder ce mouvement depuis différents axes et plus ou moins proches, m’a définitivement convaincu qu’il y avait des choses à faire avec cet outil.