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Anne-Lise Tacheron, Safety Station

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 août 2023

S’interrogeant sur les rapports et les relations entre artistes, publics, l’œuvre et le contexte de sa monstration, Anne-Lise Tacheron développe un travail qui met en jeu des pratiques collectives et collaboratives. Inspirée par les pratiques de soin, diverses formes de transmission et de circulation des savoirs, elle imagine Safety Station, un espace où spectateur·ices et artistes se rencontrent et partagent du temps et des expériences de « faire ensemble ». Dans cet entretien, Anne-Lise Tacheron retrace la genèse de Safety Station et comment ce projet se réinvente et s’adapte à chaque nouvelle édition. 

Anne-Lise, votre pratique se situe à lintersection des arts vivants et arts visuels. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?

Je dirais que la temporalité des différentes disciplines m’intéresse particulièrement. La manière dont les corps se positionnent pour regarder aussi. En déplaçant les codes et modalités de rencontre avec l’œuvre, je développe un dialogue avec mon environnement en incluant tous les éléments qui le constituent. Ce qui me permet d’interroger les différents rapports entre artistes, publics, institutions, œuvres, architectures. J’ai toujours aimé avoir « le cul entre deux chaises ». Cette expression me suit depuis mon enfance où l’on me demandait toujours de choisir. Mais l’instabilité, le « entre », me paraît bien trop intéressante !

Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent votre recherche artistique ?

Je m’intéresse énormément aux divers modes d’apprentissage et de transmission. En passant par les pratiques de partage de connaissances ou à l’auto-formation. La circulation du/des savoirs et ce qu’elle implique est un moyen pour moi de comprendre nos rapports au vivant. Mon intérêt pour les formes collaboratives est devenu un élément déterminant dans ma recherche. Pour Safety Station, il était question de créer un lieu de rencontre plus qu’un espace de représentation.

Safety Station est une installation qui réunit textes, paysages sonores, nourriture et performance. Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ?

En 2019, j’ai eu un souci de santé que je n’arrivais pas à résoudre avec la médecine classique. Je me suis alors plongée dans ce qui me fascine : le savoir collectif partagé au travers de l’expérience, la transmission orale, les recettes de grand-mères. J’ai lu des écrits sur notre rapport aux autres corps, minéraux, végétaux, animaux, à la mort, au temps, à l’émotion, à la douceur… Un des premiers ouvrages qui m’a accompagné dans ces réflexions  a été Sorcières, sages-femmes & infirmières – Une histoirE des femmes soignantes de Barbara Ehrenreich. Le mot soin est apparu assez rapidement dans mes recherches. Puis c’est devenu une question qui ne m’a plus quittée. J’ai alors commencé à observer les différentes luttes actuelles sous son cadrage. Le soin, qu’est-ce que ça signifie ? Comment le décrire ? Comment développer un projet qui puisse prendre en compte sa dimension militante comme pratique de résistance, mais aussi pour en structurer la création, l’espace et les rapports entre art/spectateur·ices /artistes ?

L’éthique du care et les pratiques de soin semblent aujourdhui au cœur de nombreux projets artistiques. Selon vous, pourquoi cet intérêt de la part des chorégraphes aujourdhui ?

Le vivre ensemble ne peut être possible sans soin. C’est un élément constituant de nos expériences collectives. Mais pour aller plus loin, nous ne pouvons réparer ce monde sans soin. Prendre soin veut dire ralentir. Il est impossible d’être dans le soin au rythme de nos systèmes économique et politique. Prendre soin demande de revoir notre rapport au collectif et repenser la responsabilité partagée. Le soin demande du temps, de l’espace, de la bienveillance. Ce mot ne signifie pas faire preuve de compassion. Mais bien de se mettre à la place de l’autre pour comprendre ses besoins. En se mettant à la place de corps végétaux, minéraux, animaux, nous pouvons faire l’expérience de leurs besoins, et nous replacer dans ce contexte global sans plus nous y soustraire. De créer un lien qui reformule la frontière entre les corps. Le soin, c’est aussi une multitude de gestes non considérés. Dont les valeurs économiques sont bien conscientes mais invisibilisées et minimisées afin de conserver une emprise sur celleux qui les réalisent. Le soin est un geste plus que politique. Il est dans la main de celleux que l’on exploite, de celleux qui s’occupent d’autres personnes, d’enfants, de jardins, de plantes qui poussent dans les interstices, de ce qui grouille, de ce qui s’effrite, qui coule… C’est un acte que notre système sali en le déconsidérant afin de nous faire oublier qu’il nous donne un pouvoir collectif extrême. Le soin est à mon sens l’endroit de résistance le plus fort que l’on puisse posséder. Ce n’est pas un acte mièvre. C’est une posture de courage, d’engagement.

Safety Station se présente dans un premier temps sous la forme dateliers participatifs. À quoi répondent ces différents ateliers ?

Il s’agit d’invitation à élaborer avec moi l’objet scénique. Et de créer un dialogue entre les participant·x·es et les artistes. Les personnes qui vont venir aux ateliers vont participer à la création d’un objet de tissu. Puis, lors de la performance scénique, les artistes vont l’activer avec soin. Vient alors le moment de la maintenance et de la réparation de l’objet durant des ateliers couture proposés dans l’installation. C’est une manière de repenser le statut de l’œuvre, des hiérarchies de pouvoir qui existent, et de créer une réflexion circulaire dans la responsabilité et la transmission de cet objet.

Comment avez-vous imaginé ces ateliers ? 

Je cherchais à créer une œuvre collective, que mon geste s’efface aux profit de ceux des autres. Je souhaite en partager la responsabilité, ne pas être leadeuse. J’ai donc créé un cadre dans lequel il est possible d’intervenir simplement afin de créer une dynamique collective. Pour pouvoir générer quelque chose ensemble. Je suis responsable d’accompagner l’objet, et de transmettre la somme des gestes partagés lors de ses rencontres. Lors des ateliers participatifs par exemple, je propose d’élaborer avec moi deux patchworks de grande taille. Je mets tout un tas de choses à disposition des participant·x·es et laisse le doute, la maladresse agir. Les moments fragiles sont beaux, ils me permettent de sortir de ma zone de confort et d’aller à la rencontre de l’autre sans être la figure du savoir. Je ne sais jamais comment ça va se passer. Il y a du thé, du café, des sirops, on discute, une idée arrive, les gens se mélangent, un geste se profile, on ne voit plus le temps qui passe…

Puis ces patchworks réalisés durant ces ateliers sont activés par des artistes dans une forme performative… Comment avez-vous imaginé cette activation ? 

Avec le collectif Foulles, nous avons mené une recherche pour créer un cadre de jeu. C’est-à-dire que nous avons travaillé sur un protocole permettant de définir comment activer ces tissus. Il a donc été question de développer les possibles de ces patchworks, leurs spécificités propres ainsi que le mouvement induit par chaque couverture. Nous avons créé des règles de jeu, un cadre précis, qui permet une activation tout en laissant un espace d’improvisation à l’intérieur. Sur cette base de jeu, il est alors possible de transmettre l’objet à d’autres artistes qui vont pouvoir, à leur tour, l’activer selon leur propre univers narratif et politique. La démarche de transmission se poursuit donc aussi au niveau de la performance.

Le public est ensuite invité à entrer en dialogue avec linstallation, avec des discussions, des rencontres, etc. Quest-ce qui a motivé ces rencontres dans cet espace ?

Cette installation est à la fois un lieu de rencontre, d’atelier et un espace scénique. Il s’agit d’une forme organique, en perpétuel mouvement. Qui se modifie et se densifie au fil des rencontres et de sa déambulation. Chaque nouvel atelier nourrit le projet. Chaque nouvelle performance est l’occasion d’expérimenter de nouveaux gestes, d’autres formes d’activation. Dans cet espace, les rencontres permettent de collecter un savoir généré au grès du temps. J’en garde chaque trace, les références de livres que l’on me donne, les gestes et recettes de cuisine, des phrases entendues, des sons… Cette collecte contribue à fabriquer l’œuvre. Sa forme, son sens ne m’appartiennent plus. C’est une forme d’écriture collective qui passe par le ressenti, le mouvement, le corps. Qui passe par le faire ensemble. L’installation est également constituée de témoignages, à lire ou à écouter au casque. Ces témoignages constituent différents rapports au soin, personnels, professionnels et militants. La notion de soin prend en compte une temporalité, l’échange, l’accueil. Avec Safety Station, mon objectif est de créer un espace qui crée du lien.

Depuis sa création, Safety Station a été activé à plusieurs reprises. Comment ce projet évolue et est remis en jeu à chaque présentation ?

Je me représente comme porteuse de projet au sens propre comme au figuré. À chaque nouvelle invitation, je me déplace avec ces objets à la rencontre de nouvelles personnes. Avec le far° fabrique des arts vivants, nous avons par exemple réalisé un atelier dans un centre commercial. Il m’a fallu gagner la confiance des gens, ne pas être porteuse d’un discours mais inviter à l’échange. Chaque nouvelle activation est différente de la précédente, chaque intervenant·x·e apporte sa spécificité, son regard et son geste pour alimenter le projet, le nourrir, le transformer, l’emmener ailleurs. Je remercie toutes les personnes qui ont participé à ce projet depuis sa création, qui ont participé aux ateliers, les artistes, les spectateur·ices, toutes les personnes qui ont fait des dons de tissus et toutes celles à venir…

Pour la création, conception de l’installation, construction participative Anne-Lise Tacheron. Recherche, dramaturgie Carina Carballo. Collaboration à la recherche chorégraphique Collectif Foulles. Recréation sonore Charlotte Vuissoz. Photo Emmanuelle Bayart.

Safety Station est présenté les 18 et 19 août au far° festival des arts vivants