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White Dog, Latifa Laâbissi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 17 septembre 2019

Depuis toujours la chorégraphe Latifa Laâbissi interroge et s’attache à pointer les déséquilibres idéologiques et culturels de notre société occidentale. Son intérêt pour les figures marginales l’ont amenée à developper une pensée critique autour du corps assigné, assujetti et écrasé par les signes et les phénotypes. Sa nouvelle création White Dog arrive aujourd’hui comme une réponse direct à un contexte éminemment brûlant autour de l’appropriation culturelle. Dans un espace sculptural aux aspects de forêt futuriste, l’artiste invite trois interprètes avec lesquels elle démêle et déploie un imaginaire qui redessine de nouvelles modalités de lutte et d’être ensemble. Entretien.

White Dog semble s’inscrire dans la continuité du travail que vous avez entrepris avec Antonia Baeher dans votre précédente pièce Consul et Meshie… 

Lors du processus de Consul et Meshie , nous avons énormément travaillé sur et avec des sources théoriques, j’étais constamment façonnée par des textes, des images, je relisais Eduardo Batalha Viveiros de Castro, José Esteban Muñoz, Donna Haraway… Cette pièce a été en quelque sorte le ciment théorique de White Dog. Même si ces deux pièces prennent des formats totalement différents, elles portent en elles les mêmes gènes. 

Nous pouvons également trouver des liens de filiation avec vos précédentes pièces : une constellation de sujets, d’intérêts semble être toujours présent et se matérialiser sous différentes formes plus ou moins (in)visibles… 

Avec les années je peux en effet dire que mon travail porte des récurrences, des choses qui persistent qui sont parfois du registre de l’inconscient, mais il est difficile de les nommer. Je crois que je travaille sur quelque chose de l’ordre de la part malade que l’on aurait tou·te·s, sur des questions de minorités, comment nos phénotypes parlent avant nous… Sans doute à cause de raisons biographiques, mon travail de recherche circule tout le temps à la marge, pas comme un lieu de repli mais comme un nouveau lieu de possibles. On nous a toujours vendu le centre comme quelque chose de respectable, vénérable… Même si ces multiples réflexions critiques sont présentes dans mon travail depuis longtemps, j’ai senti ces dernières années une sorte de bouleversement dans un contexte de plus en plus pesant pour moi, hyper tendu, dans lequel je sentais un malaise ambiant… Même si ce contexte est aujourd’hui devenu une sorte de fond sous-marin de ces deux pièces, toute cette réflexion s’est déclenchée à la suite de plusieurs événements consécutifs qui ont ouvert une remise en question de mon travail autour de l’appropriation culturelle. 

Quels ont été ces événements ? 

Il y a d’abord eu cette polémique suite à la programmation de mon solo Self Portrait Camouflage au MoMA à New York (en janvier 2017 lors du festival American Realness, ndlr) où une artiste native américaine a activement protesté pour demander le retrait du spectacle car je portais une coiffe indienne, puis ensuite lors de la discussion avec le public après la première, où plusieurs activistes natif·ve·s américain·e·s m’ont reproché de porter cette coiffe aborigène sacrée… J’étais profondément perturbée par ces invectives car car c’est exactement ce que je critique dans cette pièce. Cette polémique, cette incompréhension, venait me chercher au coeur même de mes propres questionnements, mais à travers un point de vue nord-américain et d’une autre modalité de lutte… Cette situation m’a énormément questionnée, sur comment continuer à travailler sans que la censure ou l’autocensure soit une résolution. Je rencontrais de nombreux·ses artistes avec qui je partageais ces constatations, autour de la légitimité, etc. Puis le point d’acmé a été lors de la tournée de la pièce Pourvu qu’on ait l’ivresse (2016) avec des comédiens·ne·s en situation de handicap de la compagnie de l’Oiseau Mouche. Un soir, pendant une rencontre avec le public, une spectatrice nous a accusés d’appropriation culturelle et que nous les avions instrumentalisés, sans savoir bien sûr que c’était des comédien·ne·s professionnel·le·s, et sans connaître le projet de la compagnie. A ses yeux, nous n’étions pas légitimes de faire ce travail car nous n’étions pas en situation de handicap. J’ai trouvé ces mots tellement violents, autant pour moi que pour eux. 

De quelle manière ces situations ont-elles impulsées la conception d’une nouvelle recherche ? 

Il y a eu la lecture de Fugitif, où cours-tu ? et la rencontre avec son auteur Dénètem Touam Bona, qui parle justement de cette question d’un point de vue renversé. Je voulais créer une pièce pour tordre le cou à cette situation, mais il m’a ouvert les yeux : il y a trop de bruit, trop de débats, il fallait opérer en marge. Lorsque j’ai créé Self Portrait Camouflage en 2006, c’était en réponse directe à la politique de Nicolas Sarkozy, aux émeutes urbaines en banlieue… au contexte ambiant, et comment cette actualité me revenait en plein visage. J’abordais cette situation de manière frontale, parfois brutale. J’ai le sentiment aujourd’hui que ce n’est pas le bon moment de rajouter du bruit au bruit. Pour White Dog, Il fallait donc prendre des lignes de fuite… 

Quelles « lignes de fuite » avez-vous empruntées avec vos interprètes lors du processus de création ? 

La question du folklore, ce qui est propre à une culture, m’intéressait énormément. Le travail de l’historien William Lhamon m’a énormément nourrie. Dans son livre Peaux blanches, masques noirs, il disjoint le mot folklore et crée un néologisme avec « lore ». Il explique que le « folk » serait la partie fixe d’une culture, qui a besoin de propriétés pour exister, de son sol, puis « lore » serait cette partie mobile, qui a besoin de se désidentifier, de circuler. Nous avons énormément travaillé à partir de ce concept pendant de longues improvisations : des fictions, des imaginaires, des danses… J’ai apporté au sein du travail le texte d’un critique japonais qui a écrit sur La Rébellion de la chair de Tatsumi Hijikata. Ces figures décrites d’Hijikata se retrouvaient déjà comme des fantômes dans ma pièce Adieu et merci (2013) : la figure de la girouette, du sorcier/fou du village qui potentialise et redistribue les forces… A travers de longues improvisations, on s’est laissé traverser par ces figures pour commencer à composer des états de corps, des relations entre nous… En ayant à l’esprit la métaphore du « lianage » dans le livre de Dénètem, Nadia Lauro a proposé cette forêt fluorescente, un environnement totalement fictionnel, un réseau de lianes que nous avons intégré dans notre chorégraphie comme une nouvelle matière à modeler. Sans essayer de construire un récit logique, nous essayons de nous « enforester », de nous hybrider avec ces matériaux, en essayant de débrider l’imaginaire, projeter des affects, explorer la mémoire, des désirs.. 

Contrairement à vos précédents projets, la communauté semble être ici un enjeu essentiel. 

En effet, ces dernières années j’ai fait de nombreux solo et duo… Initialement j’étais partie pour faire un nouveau solo mais je me suis rendu compte que ce projet devait se lire avec un groupe car il parle aussi de cette notion : comment faire ensemble. Je crois que j’avais besoin ici de rallier des forces, des artistes que je connaissais et pour qui je savais que ces questions d’appropriation étaient importantes, avec qui je savais que j’allais pouvoir plonger assez loin dans la recherche, autant dans le partage des réflexions, que physiquement. Il y a aussi dans cette communauté qui essaie de se configurer au plateau une façon de faire alliance pour faire émerger une force commune. 

Si votre recherche se concrétise dans la pratique, la théorie nourrit beaucoup votre travail. Chaque pièce rassemble des concepts issus de l’histoire culturelle, de la philosophie, de la culture populaire… 

C’est vrai que j’ai toujours eu besoin de me nourrir ailleurs, par la théorie, par le cinéma, l’anthropologie, les sciences humaines, l’histoire, la philosophie, mais je travaille à part égale avec ce qui persiste dans l’inconscient. Avec les années, j’ai appris à faire confiance à mon instinct… Si des images persistent, je ne vais pas essayer de les valider conceptuellement. Un peu comme cette coiffe indienne dans Self Portrait Camouflage, ou les grillz (dentier en argent, en or, ndlr) que nous portons dans White Dog. 

Quelle est l’histoire de ces dentiers en argent ? 

Au début de la recherche, ces dentiers en argent étaient un accessoire périphérique qui finalement a fini par accrocher avec énormément de choses dans le travail : dans la culture urbaine américaine (élément historique de la culture noire et de la scène hip-hop, aujourd’hui accessoire de mode de la culture pop, ndlr) ou d’un point de vue plus personnel qui finit toujours par me rattraper. Porter des dents en or est signe de réussite, de valeur, mais ces dents que nous exhibons participent également à un imaginaire autour de la morsure… 

Cet imaginaire autour de la morsure renvoie au titre du spectacle, White Dog, emprunté au livre Chien blanc de Romain Gary…

Exactement. Je n’avais pas l’intention au départ d’intégrer ce roman dans le processus de création mais il a finalement atterri au centre des réflexions avec les interprètes. C’est plus ou moins inspiré d’une histoire vraie : Romain Gary habitait aux États-Unis pendant l’écriture de ce livre, en pleine lutte des Noir·e·s américain·e·s pour leurs droits civiques et pendant les émeutes raciales qui suivent l’assassinat de Martin Luther King. C’est l’histoire d’un chien dressé pour attaquer les noir·e·s qui se retrouve finalement abandonné et adopté par un nouveau maître noir qui va devoir le rééduquer. Même si ce livre est un roman, son histoire reste très réelle et en prise avec aujourd’hui. Cette figure de chien malade à guérir est restée un fantôme dans la recherche, comme une métaphore de nos problèmes, de comment on est constamment « l’autre » de quelqu’un… 

Vu au Festival de Marseille. Conception, Latifa Laâbissi. Avec Jessicat Batut, Volmir Cordeiro, Sophiatou Kossoko et Latifa Laâbissi. Conception de la scénographie Nadia Lauro. Création sonore Manuel Coursin. Création lumières Leticia Skrycky. Photo © Nadia Lauro.