Photo ATOS DE FALA   dia 04 © Renato Mangolin

Wellington Gadelha « Nous n’avons pas le temps d’être vulnérables »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 10 mars 2020

L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a fragilisé le monde de la culture et les artistes brésilien·ne·s. Parmi les premiers touchés des mesures populistes de son gouvernement, Panorama, le plus grand festival de danse au Brésil. ​Malgré la place et le rayonnement international de cet événement dans le secteur de la danse brésilienne, l’édition 2019 a été annulée. Affirmant sa politique d’ouverture, le Centre national de la Danse invite Panorama entre ses murs. Le festival de Rio de Janeiro se délocalise et trouve refuge à Pantin du 5 au 21 mars. Pendant 3 semaines, plusieurs spectacles et tables rondes témoignent de la vivacité de la scène artistique brésilienne. L’artiste et militant brésilien Wellington Gadelha y présentera pour la première fois en France le solo ​Gente de Lá. Entretien.

Les budgets culturels au Brésil se sont effondrés depuis le coup d’État de 2016. Quel fut l’impact de cet événement sur la communauté de la danse ?

Lorsqu’on évoque la « communauté de la danse » au Brésil, il faut d’abord comprendre et mettre en évidence de quelle communauté de la danse on ​parle, parce que le pays est grand et qu’il y a énormément de façons de penser et de faire de la danse. Il serait trop large et audacieux pour moi de parler ici au nom de « la communauté » de la danse, sachant que je viens et que j’appartiens à un autre type de fabrication de la danse que le circuit culturel et artistique, qui n’entretient presque aucun dialogue avec mes objectifs éthiques et le monde politique des noir·e·s et des favelas. Mais je crois que d’un point de vue structurel, nous avons tous été confronté·e·s à un préjudice réel et ​qui allait crescendo en matière de politique culturelle et de financement public des arts au Brésil. Depuis le coup d’État de 2016 et jusqu’au gouvernement actuel, c’est une lutte constante pour nous, les artistes de la danse. La danse et les arts en général se mobilisent de plus en plus ​en cette période douteuse et effrayante. ​Nous vivons une époque où il est nécessaire d’être conscient·e des échiquiers politiques et des accords extérieurs qui peuvent avoir une réelle incidence sur notre quotidien. Je crois que nous ne pouvons pas penser en termes de communauté de la danse, indépendamment de la manière dont elle s’inscrit et se structure, mais plutôt penser en termes de mouvement culturel brésilien qui renforce l’exercice des droits culturels pour tou·te·s. La danse, les arts, ses travailleur·se·s et la culture en général sont notre front de résistance et nous ne devons jamais l’abandonner.

Seulement à peine quelques jours après être arrivé au pouvoir au Brésil, Jair Bolsonaro a dissolu le ministère de la culture. Quelles ont été les réactions du monde culturel, de la communauté de la danse ? Y a-t-il eu une offensive ? 

Cette élection a été un immense coup dur pour le secteur culturel de ce pays. Au Brésil, il y avait et il y a toujours de très nombreux individu·e·s pour lesquel·le·s nous devons continuer à nous battre afin que ces personnes puissent jouir de droits. Beaucoup de travail, de sueur et même de sang ont été et continuent d’être ​déversés afin de conquérir ces droits pour le peuple brésilien. Dissoudre le ministère de la Culture et le transformer en un petit secrétariat à la culture a lorsque vécu comme une action violente et perverse, car la culture est un droit constitutionnel fondamental. ​Mais, avant tout, quand nous parlons de la culture, il convient d’abord de se demander de quelle culture parlons-nous, de ses origines, à qui elle s’adresse, comment se développent les politiques culturelles. Parce qu’en tant que noir issu de la favela, je constate qu’il y a une négligence par rapport à la production et à la circulation culturelles qui est institutionnalisée. Et Il est important de rappeler que le gouvernement actuel n’est pas le premier à considérer la classe artistique comme un danger. En même temps qu’un conservatisme alarmant progresse, de nombreux·ses artistes se sont mobilisé·e·s ​en réaction à la destruction du système culturel qui est en ce moment à l’œuvre, que ce soit par des actes ou des mouvements organisés. Je pense qu’il est important de souligner que nous résistons et faisons les choses indépendamment des financements publics. Nos favelas ont répondu à ce contrecoup par de nombreuses créations artistiques, individuelles et collectives. La poésie, le slam, les pratiques de soins collectifs, entre autres activités, sont devenus des contre-attaques affirmatives. Alors que, d’un côté, les différents centres du pays essuient les revers et souffrent de cette crise politique, de l’autre côté, les périphéries organisent et élaborent de plus en plus de stratégies qu’aucun public ou politique culturelle n’est en mesure d’atteindre.

Comment la danse dans les favélas (sur)vie-t-elle (sur)vit-elle dans ce contexte ?

Au fur et à mesure que les artistes des favelas s’organisent et pensent en réseau, de nombreuses actions directes sont entreprises. A partir de rassemblement, d’organisation et d’initiatives politiques, le mouvement des arts culturels des favelas a joué un rôle clé dans le changement de paradigme culturel au Brésil. Il y a un manque évident de financement dans nos quartiers, car quel que soit le gouvernement, chaque fois que nous parlons de favela, de pauvreté, de noir·e·s, nous savons que la négligence est structurelle dans la politique publique. Mais nous ne baissons pas la garde et nous répondons à cette crise sociale par l’art et l’organisation. Nous avons réussi à relier les favelas des autres États du pays, à rendre les festivals et les partenariats viables sans aucun accord institutionnel direct. Et ce n’est pas par simple vanité, mais parce que nous n’avons pas le temps d’être vulnérables, parce que l’art et la culture ont été à l’avant-garde de nos vigilances et de notre résistance. C’est par l’art que nous parvenons à reconfigurer une pensée artistique et culturelle qui a été structurée pendant des siècles par la colonisation et dans une logique qui profite à une minorité privilégiée. Nous avons percé des circuits préétablis dans le domaine culturel et fait voler en éclat le monopole de la scène de production​. Nos actions politiques et poétiques ont permis de déclencher la construction de nouvelles fondations qui, au-delà d’une meilleure visibilité pour nous, génère également une décentralisation du circuit de la danse et crée de nouvelles voies de construction de l’art et de la culture dans notre pays.

Nous voyons depuis déjà plusieurs années de nombreux·ses chorégraphes et danseur·se·s brésilien·ne·s s’installer en France, en Belgique, en Europe, etc. Vous avez fait le choix de rester au Brésil.

Que ferais-je à l’étranger ? J’ai une responsabilité envers mon pays, ma ville et les favelas à travers lesquelles je circule, ainsi qu’une communauté de personnes que je ne trouverais jamais ailleurs. Je respecte les gens qui quittent le Brésil, mais ici c’est mon utérus, c’est là que je trouve ma force. Je ne souhaite pas abandonner ma terre ! Même si le gouvernement et cette époque ne voyaient pas que je porte la terre de ce pays en moi et voulaient quand même se débarrasser de moi, ce serait la même chose : je resterai ici. Je pense qu’il est trop facile de s’enfuir lorsqu’on a peur. Faire face à la situation et la reconfigurer, c’est aussi faire en sorte que la vie se déroule, c’est mon défi. ​En affrontant cette crise, je me suis rendu compte que j’avais créé un vocabulaire et des processus chorégraphiques qui reflétaient quelque chose de tout à fait faux de ma corporéité. ​Suis-je mort ? Non ! Je suis maintenant en vie et je vois avec les yeux ouverts ce qui m’a été refusé depuis ma naissance, et à travers l’obscurité du deuil de la jeunesse de ma ville, Fortaleza (Fortaleza : capitale du Ceará, État du nord-est du Brésil, ndlr.), ainsi que le revers que mon pays est obligé de vivre en ce moment. Je suis peuplé de beaucoup de gens, nous sommes partout. Nous couperons la tête du serpent et ferons affront à son cadavre. Certain·e·s ont des armes, mais nous sommes un arsenal. La liberté est dans mon sang.

Quel est l’impact de cette situation sur votre pratique personnelle ?

Le terme « crise » ne nous effraie pas. ​Nous vivons comme des cibles tout le temps. ​Nos corps ainsi que notre travail ont été notre affront au silence forcé. En tant qu’artiste, j’articule mes actions comme un moyen de relier la résistance et de repenser les frontières, la violence et les circuits subjectifs. Ma réflexion sur la danse ​se développe dans le quotidien et s’enrichit de lui, plus que dans la chorégraphie ou des projets scéniques. Ma dramaturgie est née à partir du jour où j’ai pris un bus pour aller dans une autre favela afin d’y développer de nouvelles activités qui s’appuyaient sur la danse pour créer une communauté et réconcilier la société. Depuis, je ressens le besoin de contester non seulement les préjugés politiques, mais aussi les subjectivités et les récits du monde. ​C’est pourquoi j’estime qu’il y a une véritable urgence à déconstruire les récits qui touchent notre quotidien et qui proviennent de nos corps, qui vivent cette réalité dans notre pays, des corps historiquement non autorisés, exclus des circuits de l’art. Je cherche des possibilités d’expérimenter le corps comm une arme, comme une balle qui déchire et contamine les structures du pouvoir, actualisant ainsi l’artillerie traditionnelle de guerre par un arsenal résolument poétique et politique, qui entrainerait le chaos, l’instabilité et la ruine de moment de crise et de ce gouvernement pervers auxquels nous avons affaire.

Conception, dramaturgie et création sonore Wellington Gadelha Regard extérieur Luiz de Abreu Vidéo et photographie Priscilla Sousa Technicien Georgiane Carvalho Production musicale Dj Pedro Ribeiro Scénographie Wellington Gadelha, Emanuel Oliveira Collaboration dramaturgique Leonardo França, Thereza Rocha Design graphique Diogo Braga. Photo © Renato Mangolin.

​Gente de Lá, du 12 au 14 mars au Centre National de la Danse à Pantin.