Photo Vincent Thomasset © Ilanit Illouz

Portraits d’été : Vincent Thomasset

Publié le 14 août 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Vincent Thomasset.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Je ne m’étais jamais vraiment posé la question… Mais je crois que mes premiers souvenirs de danse sont marqués par un certain traumatisme : la “danse des canards” et “la chenille (qui redémarre)”. Je revois une soirée aux Estables, un petit village du Massif Central, dans un centre de vacances, où des adultes un peu éméchés faisaient le tour de la salle en se tenant par les épaules. J’ai toujours fui la chenille. Je passais beaucoup de temps à regarder les autres danser, avec plaisir, mais aussi avec frustration. Jusqu’à très récemment, je ne dansais presque jamais en public, sauf sur un plateau de théâtre ou dans les toilettes de boîtes de nuit, pour me donner un peu de courage avant d’essayer de me lancer sur la piste. Tentatives souvent vaines. Il m’a fallu devenir père pour découvrir les joies de la danse festive. Et me mettre, enfin, un peu plus souvent, à danser. Sur scène, le premier souvenir clair serait Jean-Claude Gallotta, à la fin des années 90, à Grenoble.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

Très probablement mon expérience de spectateur. Elle a reflété, parfois avec force, des mouvements intérieurs.Pendant plusieurs années, je me suis nourri de spectacles. Je suis venu à la scène en pensant d’abord devenir comédien. J’ai commencé comme interprète avec Pascal Rambert, puis je suis devenu metteur en scène et chorégraphe quelques années plus tard. Petit à petit, je me suis mis à voir plus de danse, d’arts plastiques, que de théâtre. C’était une forme de retour à mes motivations premières : trouver un point d’épanouissement à peu près stable en reliant les mouvements du corps à ceux de la pensée. Les premières fois sur un plateau, je me suis senti “du bon côté des mots” : ils prenaient forme. À la sortie de l’adolescence, j’étais perdu dans les méandres de la pensée, de l’écriture. Et le passage par le corps, nécessaire à l’art vivant, a été pour moi un vrai point de bascule.

En tant que chorégraphe, quelles formes de danse veux-tu défendre ?

Si je devais défendre un lieu, ce serait celui de la rencontre. La jonction entre art dramatique et art chorégraphique. Un travail autour d’écritures protéiformes. J’essaie de m’inscrire dans des espaces multiples. D’opérer des déplacements à la fois physiques, dans l’espace du plateau, mais aussi des mouvements plus discrets, intimes, incertains, qui naissent de la rencontre entre spectateur·rice, scène, interprètes et artiste. Plutôt que de “défendre la danse” ou “le théâtre” comme disciplines, je crois que je défends un principe d’incertitude. Peut-être même que je le revendique. Un droit au trouble. À l’exploration de territoires d’où peuvent émerger plus de questions que de réponses.

Et toi, en tant que spectateur, qu’attends-tu de la danse ?

J’essaie de ne rien attendre. De garder, autant que possible, un regard neuf, un désir renouvelé à chaque proposition.Ce n’est pas toujours facile. Mais j’espère toujours être embarqué par une recherche, un vocabulaire inédit, ou au contraire, revisité avec audace.Être surpris par une écriture que je ne connaissais pas, ou retrouver une œuvre marquante dans un nouveau contexte. Je peux être profondément touché par des propositions très différentes : Einstein on the Beach de Robert Wilson, avec la chorégraphie de Lucinda Childs et la musique de Philip Glass, le flux ininterrompu de paroles et de gestes chez Toshiki Okada, dans Five Days in March, ou No Paraderan de Marco Berrettini, vu au Théâtre de la Ville en 2004. Un moment de fusion inoubliable. Je suis aussi attentif aux trajectoires individuelles. Celle d’un interprète comme Julien Gallée-Ferré, avec qui je travaille aujourd’hui, ou celle de François Chaignaud, qui a su atteindre un statut quasi iconique.

D’après toi, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je réponds ici en tant que metteur en scène et chorégraphe, même si je ne suis ni l’un ni l’autre à plein temps, ou peut-être les deux à la fois. Je n’ai pas le recul nécessaire pour dire quels sont “les” enjeux de la danse contemporaine. Peut-être est-il plus juste de parler des enjeux du spectacle vivant dans son ensemble. Par exemple : peut-on encore parler de “théâtre public” ? Le modèle reste-t-il vraiment public ? Les modes de production, de diffusion, de communication ne finissent-ils pas par formater les contenus ? La place que l’institution accorde aux artistes mérite d’être repensée. Et les artistes eux-mêmes doivent sans cesse re-questionner leurs propres logiques d’adaptation.

Et selon toi, quel rôle devrait jouer un·e artiste dans la société ?

J’ai vu, trop souvent, un écart immense entre le discours et les pratiques chez de nombreux artistes. J’essaie de m’en protéger. Je me souviens d’une intervention de Miguel Benasayag lors d’une rencontre Ex.e.r.ce au CCN de Montpellier. Il disait : “Parler politique sur scène, c’est souvent vain. Il vaut mieux s’engager concrètement, dans une association, dans la vie réelle.” Un des vrais enjeux, pour moi, est là : dans notre cohérence. Être vigilant à ce que nos pratiques ne contredisent pas les principes qu’on prétend défendre. Et ce, dans un métier où l’ultra-libéralisme s’infiltre partout. Où le désir, si précieux, peut facilement être récupéré, détourné, instrumentalisé. Parfois même à la place de toute parole revendicative.

Comment vois-tu la place de la danse dans les années à venir ?

Si on parle de la danse au sens large, elle se porte bien. Elle est partout : dans la rue, sur internet, à la télé, sur scène. Quelque chose se passe. Il faut rester optimiste. La danse est un lieu de résistance, d’affirmation, de projection. Mais institutionnellement, elle reste le parent pauvre des arts vivants. De loin. Il existe des structures de production, mais elles croulent sous les demandes. Beaucoup d’artistes qui mêlent théâtre et danse sont accompagnés côté danse, pour des raisons artistiques parfois, pragmatiques souvent. Le seuil de dates pour obtenir des aides en danse est bien plus bas qu’en théâtre. Ce système est connu, discuté depuis des années, mais rien ne change. Il est temps que les institutions s’engagent, en créant des budgets spécifiques pour ces écritures hybrides. La danse se diffuse difficilement. Peu de séries, peu de reprises, trop peu de temps de visibilité pour toucher un public large. Malgré cela, je souhaite à la danse de rester ce qu’elle est : un espace en mouvement. À la croisée des chemins.

Photo Ilanit Illouz