Photo D8X1175 CREDIT IAN DOUGLAS

Stephen Petronio « Relier mon présent aux fondements de mon passé »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 juillet 2019

Élève de Steve Paxton, interprète de Trisha Brown, le danseur et chorégraphe américain Stephen Petronio est un grand témoin de l’évolution de la danse post-moderne aux États-Unis. Depuis 5 ans, en parallèle de son travail personnel, Stephen Petronio a intégré au répertoire de sa compagnie plusieurs œuvres maîtresses de cette époque. Le programme de 4 pièces présenté au festival Montpellier Danse confirme une nouvelle fois de l’intérêt toujours vivace des contemporains pour ces pionniers de la danse contemporaine américaine.

Votre projet Bloodlines semble répondre à des enjeux patrimoniaux très présents dans la danse actuellement. A quelles nécessités répondait la création de ce projet au long cours ?

J’ai créé le projet Bloodlines il y a 5 ans après la disparition d’une génération de grands artistes qui ont défié et renouvelé les possibilités de ce que pouvait être la danse et de comment nous la percevions. J’ai senti qu’il était crucial de commencer à restaurer leur travail avec des interprètes qui ont côtoyé et dansé pour et avec ces chorégraphes, afin que la transmission puisse se faire de corps à corps. Comprendre d’où nous venons est devenu extrêmement important pour moi, pour prendre conscience de ma place aujourd’hui. Ce récit historique de la danse post-moderne a permis le développement de mon regard et de mon travail, Bloodlines et un moyen de relier mon présent aux fondements de mon passé. Traverser ces grandes pièces de l’histoire du postmodernisme, c’est comme relire de grandes œuvres littéraires, mais ici je peux le faire à travers toute une vie d’expériences.

Vous avez présenté au festival Montpellier danse un programme de 4 pièces : Tread de Merce Cunningham, Trio A With Flags d’Yvonne Rainer, Goldberg Variations de Steve Paxton et votre dernière création American Landscapes. Tread et Trio A With Flags on été créees dans les années 70, Goldberg Variations dans les années 80. Que représentent ces pièces dans l’histoire de la danse américaine ?

Ces pièces sont une redéfinition totale de ce que pouvait être la danse à cette époque, de la manière dont le mouvement était généré et de ce que pouvait représenter les fondements de la composition sur une scène qui n’est pas dominée par une narration ni par le sens. En particulier pour Trio A with Flags, avec cet assèchement total de l’inflexion, du sens et de la composition qui étaient les conditions préalables à ce que nous pensions être – à l’époqueune bonne danse. Les Variations Goldberg, et dans une certaine mesure Tread, présentent également une définition étendue de l’idée de composition. Ainsi, Goldberg de Steve Paxton, est une composition d’improvisations basées sur des thèmes simples impliquant un terrain inexploré dans le corps, en particulier la colonne vertébrale.

Vous êtes un ancien élève de Steve Paxton. Comment vos liens de filiations ont-ils nourri la reprise de Goldberg Variations ?

J’ai rencontré Steve à 18 ans, en tant que danseur débutant, pendant qu’il était entre train d’inventer ce qui allait devenir le contact improvisation. Il a été l’un de mes premiers professeurs et j’ai suivi son travail tout au long de ma carrière. Je lui ai proposé ici de mémoriser une de ses improvisations comme un hommage à lui rendre. Steve a choisi une captation de Goldberg Variations de 1992. Nous nous sommes attachés à reproduire cet extrait aussi fidèlement que possible que nous lui avons ensuite envoyé en vidéo pour avoir ses commentaires. Il nous formulait des recommandations et suggestions sur la manière d’enquêter sur d’autres types de mouvements susceptibles d’affecter ce qu’il voyait. Il nous a suggéré par exemple de faire plusieurs répétitions les yeux fermés… Je sentais que ma position en tant qu’ancien étudiant manipulant ce genre de vocabulaire me plaçait dans une situation privilégiée pour lui faire honneur. De nombreux danseurs peuvent mettre en pratique les principes de Steve, mais j’ai senti que, grâce à ma longue relation avec lui – et à la virtuosité de mon danseur Nicholas Sciscione – nous pouvions nous approcher au plus près d’un portrait profond de l’essence même de la danse de Paxton.

Tout comme Steve Paxton, la chorégraphe Yvonne Rainer compte parmi les piliers du Judson Dance, groupe fondateur de la danse post-moderne au début des années 60 à New-York. Vous avez repris à Montpellier une version de son Trio A, pièce qui fait écho à son texte fondateur, le No Manifesto, dont les premières lignes sont : “No to spectacle, No to virtuosity…

Yvonne et Steve étaient des amis et des collègues, leur travail respectif s’est d’ailleurs beaucoup influencé au cours de leur carrière. Travaillant étroitement avec les deux, j’ai pu constater qu’ils réduisaient progressivement leurs écritures de manière similaire, parallèlement au mouvement minimaliste qui a marqué les arts visuels à New York dans les années 60, dénudant à l’essentiel le mouvement, jusqu’à ce qu’il soit dépourvu de sens, d’inflexion et de destination prédéterminées… Je connais personnellement Yvonne depuis que j’ai commencé à danser à New York en 1978. J’ai été le premier danseur homme de la Trisha Brown Company et Yvonne et Trisha étaient de très bonnes amies. Je la voyais souvent et à l’époque elle faisait plutôt des films. Yvonne a aujourd’hui 84 ans. Sa présence pendant les répétitions était un véritable plaisir, elle nous donnait des conseils tandis qu’une de ses danseuses faisait le gros travail de transmission. Parfois, elles n’étaient pas d’accord sur certaines choses et c’était aussi intéressant qu’amusant de les voir débattre et remettre en question certains détails de la chorégraphie. La reprise d’un spectacle n’est jamais une science exacte, une partie de la beauté de cette expérience, c’est justement que malgré tous les points de vue différents sur l’œuvre, un accord est toujours trouvé.

Merce Cunningham a également révolutionné l’histoire de la danse en posant les bases conceptuelles de la danse post-moderne. Votre compagnie a déjà repris plusieurs de ses pièces : Rainforest (1968), Signals (1970)… Quelle est la spécificité de Tread (1970) ?

Tread occupe une place très spéciale dans l’histoire de Merce. La pièce est très ludique et implique beaucoup d’interactions, des portés et de grands déplacements à travers l’espace. Bien qu’il y ait certainement ce style qui fait la patte de la “technique Cunningham”, c’est sans doute son sens du jeu interpersonnel entre les danseurs qui fait de cette pièce un travail unique. Il a également un incroyable décor de Bruce Nauman, qui est une rangée de ventilateurs au premier plan de la scène, créant une sorte de barrière à travers laquelle les spectateurs doivent regarder pour voir la danse…

En plus des pièces de Merce Cunningham, Yvonne Rainer et Steve Paxton, le programme présenté à Montpellier Danse inclut votre dernière pièce American Landscapes. Comment cette création résonne-t-elle avec les œuvres de ces grands maîtres de la danse post-moderne ?

Les hypothèses et les bases sur lesquelles s’est composée American Landscapes ont justement été forgées à travers le prisme des pièces historiques que nous avons restaurées ces cinq dernières années dans le cadre de ce projet. J’envisage American Landscapes comme une série de conversations avec la culture américaine, sur la manière dont elle façonne l’espace, remettant constamment en jeux mes techniques de composition, notamment inspirées de celles de la Judson Church qui a été un élément crucial dans ce travail de création.

Stephen Petronio Company, directeur artistique et chorégraphe Stephen Petronio. Danseurs Bria Bacon, Taylor Boyland, Ernesto Breton, Jaqlin Medlock, Tess Montoya, Ryan Pliss, Nicholas Sciscione, Mac Twining, Megan Wright, Artiste invité Brandon Collwes. Photo Tread © Ian Douglas.