Photo Kreatur irí Bartovanec Ensemble©Sebastian Bolesch 20170607

Sasha Waltz, dessiner l’espace du corps

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 29 juin 2018

Sasha Waltz s’inscrit, dès les années 90, dans le paysage chorégraphique international en proposant des formes éclectiques et sensibles, dans la filiation des traditions du tanztheater et de la danse expressionniste. Faisant aujourd’hui figure de proue de la danse allemande, elle a marqué les esprits avec des spectacles de grande ampleur. À la fois visuelle et idéologique, sa dernière création Kreatur réunit treize danseurs vêtus de costumes organiques et futuristes conçus par la créatrice Iris Van Harpen, dans un paysage sonore signé par les musiciens de Soundwalk Collective.

Pour Kreatur vous vous êtes entourée de plusieurs collaborateurs, notamment les musiciens de Soundwalk Collective et la designer de mode Iris Van Herpen. Comment ont-ils nourri le projet ?

Ces deux collaborations se sont mises en place différemment. Les musiciens du Soundwalk Collective est arrivé assez tard dans le processus de création. Avant qu’ils n’entrent dans le travail, nous avions déjà exploré un certain nombre de matériaux musicaux et sonores, comme la chanson Je t’aime … moi non plus de Serge Gainsbourg. Nous avons eu l’idée d’utiliser cette chanson en travaillant des improvisations et elle servait finalement bien le propos de la pièce, autour du genre et des structures de pouvoir et de domination. Dans un deuxième temps je me suis plongée dans les travaux du Soundwalk, nous avons fait un montage de plusieurs matières sonores pour peindre des ambiances et déployer tout un univers, qui ont permis de nourrir l’écriture de la chorégraphie. Les échanges avec eux se sont établis dans la longueur car il fallait sans cesse adapter cette matière sonore au format du projet. Le travail avec Iris Van Herpen, lui, a commencé longtemps en amont : nous nous sommes rencontrées un an et demi avant le début de la création.

En effet, les costumes influencent énormément l’écriture chorégraphique. Comment la collaboration s’est-elle concrètement construite avec Iris Van Herpen ?

Tout d’abord, nous avons pris un temps pour découvrir chacune l’univers de l’autre. Je l’ai rencontrée dans son studio, pour voir les matériaux qu’elle utilise, ses travaux en cours, puis elle est venue à Amsterdam voir mes spectacles. Pour cette création, je voulais travailler l’espace de la danse, le subvertir, le décaler. Je me suis rapidement intéressée à l’espace le plus proche du corps et j’ai eu l’idée de costumes qui dessineraient, qui définiraient cet espace immédiat autour des danseurs. Nous partageons des intérêts communs avec Iris, nous avons notamment toute deux un goût certain pour l’expérimentation. Elle adore les formes organiques, les structures naturelles et s’évertue à transformer ces formes en cherchant de nouveaux matériaux techniques, technologiques, contemporain avec lesquels les confectionner. Nous avons vite trouvé une direction à prendre dans le travail. Elle fabriquait des prototypes, puis nous explorions le potentiel de ces objets en studio pour en affiner la conception. D’une part, ces costumes sont particuliers car ils réduisent les possibilités de mouvement et influencent l’écriture du geste et d’autre part, le cahier des charges de la conception de costumes pour la scène est différent de celui de ses créations habituelles. Il fallait notamment que les matières utilisées résistent à la sueur ou soient assez solide pour supporter les mouvements les plus vigoureux des danseurs. Ce sont les nombreux allers-retours entre l’atelier d’Iris et mon équipe de production qui ont permis toutes ces adaptations, ces ajustements sur les matières et les formes, dans une étroite collaboration.

Les danseurs semblent avoir eu une grande marge de liberté dans l’écriture de la chorégraphie. Comment la partition s’est-elle construite avec eux ?

Au sein de la compagnie Sasha Waltz & guests, la collaboration avec les danseurs est toujours très intense. Dès le début du projet, nous avons beaucoup improvisé collectivement et nous avons écrit et composé le spectacle ensemble. Nous avons également fait des visites en groupe dans des musées de Berlin, ce qui a beaucoup influencé les matériaux chorégraphiques, les mouvements, le langage que nous avons décidé d’explorer. Pour cette pièce, j’ai décidé d’alterner entre des séquences très écrites et des moments reposant sur une pure improvisation des danseurs. Ils gardent ainsi beaucoup de liberté et danser cette pièce reste très excitant pour eux : ils sont constamment à l’affût, vivants.

Comment, au croisement entre ces multiples collaborations, les partitions se sont-elles précisément composées ?

Au départ, nous sommes partis d’une recherche autour des présences et de l’observation de structures de pouvoir. Du point de vue de la forme, Kreatur explore beaucoup de langages gestuels différents, qui découlent tous cependant d’une idée physique très simple que j’appelle « impulsion emputée », qui nous ouvre un tout nouveau monde de mouvements, de rythmes et structure la pièce de façon presque musicale. Puis peu à peu des images sont apparues au coeur du travail de la danse, comme cette scène visuellement frappante dans les escaliers. Bien entendu, nous faisons parfois références à des problématiques politiques actuelles, mais la réception des pièces de danse est complexe, elle dépend par exemple du pays dans lequel la pièce est montrée. Un spectateur peut discerner les enjeux d’une image, tisser des liens avec une problématique politique, mais son voisin peut voir une toute autre chose. Tout est affaire d’interprétation personnelle. Quand ils reçoivent la pièce, il faut que les spectateurs se sentent libres de convoquer leur propre histoire, leurs propres images.

Selon vous, comment peut-on qualifier le processus créatif habituel employé pour vos pièces ? Peut-on dégager des similarités, des thèmes communs, des permanences entre vos différentes créations ?

Mon processus créatif habituel est fondé sur l’improvisation et je travaille systématiquement en équipe, avec différents cercles de collaborateurs, de danseurs. Je pense que mon œuvre est une sorte de grand puzzle composé de pièces très éparses et diverses. Certaines ont représenté des virages, d’autres se sont créées dans une certaine continuité… Dans tous les cas, j’essaie d’être systématiquement mue par la même curiosité, par une ouverture sur des choses qui me sont au départ inconnues. Il n’y a pas de fil rouge, de grandes similarités entre mes différentes pièces, mais plutôt une façon commune d’envisager le travail. Certains pourraient y déceler une signature stylistique, un langage chorégraphique, une patte Sasha Waltz. Mais pour moi, c’est vraiment le processus à l’œuvre pendant la création qui est le plus important, et ce même si ces pièces et leurs temps de créations ont été à chaque fois très différents.

Chorégraphie Sasha Waltz, en collaboration avec les danseurs. Création costumes Iris Van Herpen. Musique Soundwalk Collective. Lumières Urs Schönebaum. Photo © Sebastian Bolesch.

Du 8 au 14 juillet 2018, Festival d’Avignon
Les 12 et 13 décembre 2018, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg 
Du 19 au 22 décembre 2018, Radialsystem V, Berlin
Du 17 au 20 avril 2019, La Villette, Paris