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Ruth Childs « J’ai l’impression que nous rentrons dans une époque où les artistes n’auront plus le droit à l’erreur »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 8 août 2019

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Ruth Childs.

Apres avoir été interprète pour de nombreux chorégraphes – entre autre Foofwa d’Imobilité, La Ribot, Gilles Jobin, Marco Berrettini et Yasmine Hugonnet – la danseuse et chorégraphe Ruth Childs entame en 2015 un projet de re-création des pièces de jeunesse de sa tante, la chorégraphe américaine Lucinda Childs. Elle fonde en 2014 avec Stéphane Vecchione le groupe de musique pop expérimentale Scarlett’s Fall avant de co-signer ensemble en 2018 le duo The Goldfish and the Inner Tube. Ruth Childs présentera sa nouvelle création fantasia à la rentrée à l’ADC de Genève, l’Arsenic à Lausanne et à l’Atelier de Paris / CDCN.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont en lien avec la musique. Je dansais dans le salon, souvent en écoutant les vinyles de mon père, de la musique classique, des symphonies, des ballets, de l’opéra… et j’embarquais mes petits frères pour m’accompagner… J’adorais aussi me déguiser. Lorsque j’avais 6 ans, ma grand-mère m’a emmené voir le NYC ballet et j’ai ensuite supplié mes parents de me laisser prendre des cours de danse classique.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

J’étais très jeune lorsque la danse est devenue ma “grande” passion, et je me suis mis dans la tête que j’allais devenir danseuse et avoir une vie d’artiste. Cependant, j’ai énormément souffert physiquement et mentalement pendant ma formation. Ce que je voulais, et imaginais pouvoir faire avec mon corps, était décalé de ma réalité. Mais je n’ai jamais remis en question mon envie de devenir danseuse. À 18 ans, j’ai quitté les États-Unis pour l’Europe. Comme pour rattraper un retard, j’ai vu énormément de spectacles et j’ai continué une formation de danse contemporaine. J’ai commencé à travailler comme danseuse professionnelle à l’âge de 21. J’ai vraiment eu besoin de beaucoup travailler pour et avec les autres avant de me sentir prête à créer seule. C’est seulement vers 30 ans que j’ai eu envie de développer mon travail personnel. Je pense que mon corps débordait de “corps d’autres” – c’est ça, je crois, être interprète – et ma tête d’idées qui ne trouvaient pas leurs places dans les projets des artistes avec lesquels je collaborais.

En tant que chorégraphe, quelle danse voulez-vous défendre ?

Je ne défends pas un type de danse en particulier, parce que je suis constamment en train de me repositionner et questionner ce que j’ai envie de voir et ce que j’ai envie de faire. J’aime les danses exigeantes, curieuses, abstraites, personnelles, minimales et architecturales. J’aime surtout les danses qui nous aident à réfléchir à et voir autrement l’espace, les matières, les êtres et les idées, ce qui nous entoure dans la vie. En ce moment, peut-être parce que nous traversons des moments intenses niveau politique et écologique, j’ai besoin de réfléchir et intérioriser mon propre concept de ce qu’est la joie et la tristesse. Peut-être l’année prochaine je travaillerai sur la nostalgie du froid, qui sait.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ? Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué ?

J’aime avant tout être surprise. J’attends que la danse m’aide à faire des liens spontanés et organique entre l’intellectuel, l’abstrait et l’émotionnel. Parmi les spectacles qui m’ont le plus marqué, il y a ceux des chorégraphes avec lesquels j’ai collaboré car j’ai toujours eu besoin d’admirer les gens avec qui je travaille : Récital des Postures de Yasmine Hugonnet, pour le voyage dans l’espace et le temps si particulier que Yasmine nous offre à l’intérieur et à l’extérieur de son corps. iFeel2 de Marco Berrettini, pour la beauté de ces gestes qui se répètent encore et encore dans mon esprit, et les regards remplis d’espoir de Marco et Marie-Caroline Hominal. Llámame Mariachi de La Ribot, pour la radicalité du film merveilleux juxtaposé avec ce trio de femmes, Supernatural de Simone Aughterlony, Antonija Livingstone et Hahn Rowe, une façon très pertinente, sensuelle, drôle et contemporaine de mettre en communauté corps et objet, ou encore François Chaignaud et son Dumy Moyi. Plus jeune, j’ai été marqué par La Pudeur des Icebergs de Daniel Léveillé, Régi de Boris Charmatz, le trio sans de Martine Pisani ou encore l’opéra Einstein on the Beach (Wilson/Glass/Childs) qui est juste un chef d’oeuvre !

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

De continuer à chercher, avancer et se remettre en question tout en respectant nos prédécesseur-euse-s, sans être bloqué-e-s par “tout ce qui est déjà été fait avant.” La danse contemporaine est relativement jeune comme discipline mais elle a déjà connu plusieurs mouvements marquants dans sa propre histoire. Comme par exemple au sein du Judson Church à New York dans les années 60, où l’idée de collaborer entre plusieurs disciplines artistiques et de rendre la danse contemporaine « inclusive» était au cœur de leur combat. Evidemment après ce bond de géant pour la danse contemporaine, difficile aujourd’hui d’avoir l’impression de faire des avancées artistiques aussi colossales… Comment renouveler, comment bousculer, comment secouer ce milieu de danse contemporaine qui a maintenant tellement l’habitude de voir de tout ?

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je pense que chaque artiste devrait inventer son propre rôle et sa façon de faire, d’exister et d’agir. Pour ma part, j’arrive à trouver un sens dans les actions suivantes : observer le monde, les gens, suivre les autres artistes (dans toutes les disciplines) avec humilité et curiosité, échanger et réfléchir seule et avec autrui, plonger en soi, agir avec ses propres outils artistiques, proposer de nouvelles connexions, donner des clés à la vie qui ne sont ni didactiques, ni arrogantes ou certaines. Se remettre en question, faire autre chose que son art, rire et lire le plus possible, se retirer et dormir. Ce que je décris n’est pas réellement une fiche de poste, peut-être plus une routine ou une stratégie de survie artistique ? Je ne sais pas…

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Je ne suis pas sûre, je ne fais pas de projection, peut-être car je suis un peu pessimiste là-dessus, et que je préfère ne pas y penser. L’accessibilité de la danse contemporaine m’a toujours questionnée, peut-être ceci est lié à cette question sur l’avenir de la danse ? Pour moi, la danse contemporaine doit être exigeante, doit tout le temps chercher, mais est-ce que cela veut aussi dire que ça reste un art élitiste, qui intéresse très peu de monde ? J’entends souvent des débats autour de comment « faire venir du monde », sur « à quoi bon faire un spectacle pour 20 personnes», sur l’argent public… J’ai l’impression que nous rentrons dans une époque où tout va être calculé, et que peut–être, les artistes n’auront plus le droit à l’erreur. J’espère juste que passer par cette période très raide va nous permettre d’aboutir à une autre plus souple ! Car pour que la véritable danse contemporaine survive il faut, à mon avis, de la souplesse humaine et politique.

Photo © Mehdi Benkler