Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 novembre 2015
Avec Rue, Volmir Cordeiro poursuit son exploration chorégraphique des corps à la marge, en dialogue avec le musicien Washington Timbó. Cette pièce vibrante interroge la rue comme un espace ambivalent, traversé par la fureur des luttes sociales, la persistance des figures exclues, les éclats de la fête populaire et les traces des violences ordinaires. Entretien avec un artiste qui fait du regard, de la parole et du geste des vecteurs d’insubordination poétique.
Tu as créé Rue dans la Cour Marly du Louvre. Peux-tu retracer la genèse de ce projet ?
Le point de départ a été une collision d’éléments distincts : d’abord, la Cour Marly du Louvre, où la pièce a vu le jour. Son iconographie chargée, la blancheur presque aveuglante de l’espace, m’ont frappé. L’imaginaire de la guerre y était évoqué à la fois par la présence fantasmée du jardin de Louis XIV et par la monumentalité des ambitions architecturales. En parallèle, j’avais un désir profond de travailler avec le tambour : un instrument qui me fascine par sa puissance d’écho. Je voulais faire vibrer cet espace, le faire résonner.
Tu as créé Rue en collaboration avec le musicien Washington Timbó. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
J’ai commencé en solitaire, en studio, puis à certains moments-clés, j’ai invité Timbó à venir. Il observait, réagissait, et petit à petit, on a composé un dialogue entre les gestes et les sons. Le travail s’est fait par allers-retours, en créant de vrais espaces d’éloignement entre nos deux pratiques.
Comment as-tu composé la danse de Rue ?
J’ai composé la pièce ave plusieurs petites danses isolées, en tension directe avec les poèmes de Brecht sur la guerre. Je lisais un poème, puis je le laissais s’inscrire dans mon corps. Les mots, leur poids, leur rythme, leur violence, m’obligeaient à réagir. Brecht, c’est l’incompatibilité radicale entre la mort et la vie, le regard du dominant et celui du dominé, la douleur qui se mêle à la fête, la lutte, l’injustice. À partir de là, les danses apparaissent comme des états conflictuels, tendus, hétérogènes.
La pièce a été créée dans la Cour Marly du Louvre. Comment as-tu abordé cet espace ?
La Cour Marly est un lieu à la fois figé et multiple. Les statues, la symétrie trompeuse, les perspectives croisées m’ont poussé à créer une traversée, comme si des êtres invisibles étaient postés de chaque côté. J’ai pensé l’espace comme un rituel, une arène d’apparitions. La danse devenait alors un exorcisme du réel, une chasse au rêve volé par les pierres, un carnaval hanté.
La pièce est aujourd’hui joué in-situ et dans les théâtres. Que devient Rue dans une boite noire ?
Le plateau transforme la relation au public : la parole devient plus présente, plus percutante. Il y a des contrastes nouveaux entre le geste et la voix, des suspensions, des silences qui ouvrent des abîmes, qui laissent passer les fantômes. Le tambour est toujours là, mais il dialogue autrement avec l’espace. La fête et la violence, plus entremêlées au Louvre, sont ici plus lisibles, plus disloquées.
Dans chacune de tes performances, ton corps et ton visage traversent des états intenses. Dans Rue, tu poursuis ce travail plastique…
Le visage a cette capacité à amplifier ce qui traverse le corps tout entier, ou au contraire à en révéler une dissonance, un contrepoint. Dans Rue, j’explore des états liés à la violence, la douleur, la souffrance, mais aussi à la résistance, à la fête, à la torture, à la vulgarité, au labeur, aux techniques de survie… Autant de registres hétérogènes qui, même s’ils semblent incompatibles, cohabitent pour faire surgir la complexité de l’être humain. Ce sont des contradictions fondamentales, des tensions intérieures, qui touchent à ce que j’appelle nos pensées « obscènes », non pas au sens moral du terme, mais dans ce qu’elles révèlent de ce qui échappe au visible.
Quel rôle le regard joue-t-il dans ton travail ?
Le regard est une clé. Quand je vois une pièce, je cherche le regard du danseur, c’est là que je vois sa vérité. C’est une interface entre l’intériorité et l’extérieur, entre la peur et le désir. Dans mon travail, le regard devient un dialogue, une ligne directe vers le spectateur. C’est un outil scénique aussi important que le geste.
En dans Rue, quel rôle joue le regard ?
Il affirme d’abord la séparation : on est dans un lieu de représentation, on n’est pas ensemble. Mais à partir de cette distance, j’essaye de chercher des formes possibles de collectivité. Le regard, avec la parole, permet de déjouer nos habitudes de spectateurs, de mettre en tension nos conditionnements. Rue pose cette question : comment s’affranchir de ce qui nous assujettit, de ce qui nous colle à la peau, des caricatures, des violences ?
Tu fais souvent appel à la parole dans tes pièces…
Oui. Toutes mes danses naissent d’un texte, d’une lecture. Pour Ciel, la parole était un murmure, une présence sourde. Pour Inês, elle incarnait une posture sociale, un masque. Dans Rue, la parole interrompt, troue le geste. Elle surgit comme un éclat de réel, elle dialogue avec le public, Timbó, moi-même, et toutes les figures invisibles que j’invoque. C’est une parole multiple, instable, qui fait danser l’imaginaire.
Dans tes pieces, le costume met souvent en valeur ta physicalité, je pense par exemple au demi-collant transparent de Ciel ou aux turbans colorés d’Inês. Que raconte le costume dans Rue ?
Le costume agit comme une donnée somatique : il influence directement la manière dont le mouvement se construit, en générant un ensemble de sensations spécifiques. Pour moi, il est un véritable partenaire de jeu, il me relie à quelque chose d’extérieur et m’évite de me sentir totalement seul sur scène. Dans Rue, le costume évoque une forme de quotidien sans jamais la reproduire complètement. Les baskets, le t-shirt, le body de nageur, le maquillage, tous ces éléments composent un dispositif qui met en relation différentes zones du corps. Ce que je cherche, c’est à faire apparaître les altérités inscrites dans une vision apparemment unifiée du corps. Le costume a donc d’abord cette fonction : fragmenter, segmenter, faire ressortir des parties plus actives, plus exposées, plus sollicitées que d’autres. Ensuite, il y a sa dimension sportive, que j’associe directement aux gestes que j’explore dans la pièce : marcher, courir, nager, pagayer, tuer, sauter… autant d’actions physiques qui inscrivent le corps dans l’effort, la tension, le combat.
Que voudrais-tu que le spectateur emporte avec lui ?
L’idée que la rue nous traverse. Qu’elle est dans nos gestes, nos voix, nos colères, nos carnavals. Qu’elle est à la fois le lieu de l’émergence et de l’interdiction. Qu’elle n’unit pas, mais sélectionne. Et que dans cette tension, il y a de la matière à danser, à penser, à espérer.
Vu au Louvre. Photo Marc Domage.
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