Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 17 avril 2018
Avec Touch Down, Maud Blandel signe une première pièce à la croisée du rituel et du spectacle, du folklore et du sport. En confrontant la figure hypermédiatisée de la cheerleader à la musique du Sacre du printemps, elle interroge les corps sacrifiés de la modernité, ceux qu’on expose pour “tuer le temps”. Dans cet entretien, Maud Blandel revient sur la genèse du projet, ses méthodes d’enquête et de composition, et sur cette « culture du spectaculaire » qui traverse sa recherche chorégraphique.
Touch Down est le premier volet d’un projet intitulé Histoires de lignes, une recherche au long cours. Peux-tu présenter grands axes de réflexion qui structurent cette recherche ?
La recherche Histoires de lignes emprunte son titre à l’ouvrage passionnant de Tim Ingold, dans lequel il tente une anthropologie de la ligne. De la notation musicale à la calligraphie chinoise, en passant par la chasse ou l’architecture contemporaine, l’auteur y déroule une histoire des pratiques à travers lesquelles il analyse la production de lignes dans l’activité humaine. Ce qui m’a particulièrement marquée, c’est la conclusion du livre : Ingold y montre comment, en Occident, la ligne s’est progressivement détachée du geste qui l’avait engendrée, jusqu’à devenir un idéal abstrait – une ligne droite, directionnelle, projetée vers un but. « Un homme raisonnable marche droit, parce qu’il sait où il va », écrivait Le Corbusier… Or, nous vivons dans une époque où cette prétendue rectitude semble contredite par une perte d’orientation généralisée. Ce paradoxe est devenu pour moi un cadre de recherche. À travers différents projets, Histoires de lignes explore des contextes dans lesquels la ligne pose un problème esthétique, symbolique ou politique.
Comment Touch Down et ta nouvelle création Lignes de conduite s’inscrivent-elles dans cette recherche ?
Dans Touch Down, la ligne a un double usage. D’une part, c’est une ligne géographique : celle de la « ligne de touche » sur les terrains de sport américains. D’autre part, elle devient un outil formel d’écriture : une manière d’organiser le collectif, de composer des figures. On a rapidement compris que cette figure de la cheerleader nous parvenait exclusivement à travers des images médiatisées. Il fallait donc interroger ces outils d’image : ralentis, gros plans, zooms… qu’il s’agissait de traduire chorégraphiquement. La ligne des danseuses devenait alors un support à cadrer. Lignes de conduite, elle, s’appuie sur le tarentisme, un ancien rituel de possession et de guérison du sud de l’Italie. Là encore, la question de la ligne est centrale, mais elle prend une autre forme : celle de la transformation d’espaces rituels circulaires vers une frontalité spectaculaire. La « ligne » devient ici synonyme d’arrachement.
Qu’est-ce qui t’a poussée à travailler sur la figure de la cheerleader ?
C’est un pur hasard. Je collaborais alors avec Karim Bel Kacem sur un projet plus large intitulé Sport Spectacle Project, qui questionnait les liens entre sport et politique. Et je suis tombée sur un excellent documentaire d’Olivier Joyard pour Arte. J’y apprenais que le cheerleading, à ses débuts, était une pratique masculine, utilisée pour canaliser les foules, avant d’être récupérée par les universités américaines. Eisenhower, Reagan ou Bush ont été cheerleaders ! Avec Karim, nous avons d’abord créé CheerLeader, une pièce théâtrale sur la fonction de manipulation du langage dans le cheerleading. Puis, avec Touch Down, j’ai voulu basculer vers une approche chorégraphique, en interrogeant le glissement historique : des hommes aux femmes, puis des femmes à une hypersexualisation médiatique. La cheerleader devient la figure de celle qui comble le vide. C’est cette fonction de remplissage des temps morts qui m’a fascinée.
Pourquoi avoir confronté cette figure à la musique du Sacre du printemps ?
Parce que les deux partagent une même tragédie. Dans Le Sacre du printemps, une jeune fille danse jusqu’à la mort pour assurer la survie du groupe. J’ai posé cette question : en divertissant la foule, en « tuant le temps », la cheerleader ne signe-t-elle pas aussi sa propre mise à mort ? La juxtaposition de ces deux figures, l’élue sacrifiée et la cheerleader, ouvrait un champ de réflexion sur le sacrifice contemporain, sur les corps qu’on expose et qu’on consomme.
Peux-tu donner un aperçu du processus de création avec les danseuses ?
Dès le départ, je savais que cette pièce serait pensée comme une étude de pratique. J’ai passé du temps à observer, apprendre, et comprendre le vocabulaire du cheerleading. À qui s’adresse-t-il ? Dans quel espace se pratique-t-il ? Quelles compétences mobilise-t-il ? Nous avons ensuite défini une opération : ritualiser une pratique mainstream pour organiser la mise à mort d’une icône. Cela impliquait de pousser l’image jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la saturation.
Comment s’est construite la partition chorégraphique ?
Elle repose sur des principes classiques : répétition, variation, modulation. Mais avec Maya Masse, interprète et collaboratrice essentielle, nous avons aussi inventé nos propres outils : structures mathématiques, transpositions musicales… La partition est extrêmement rigoureuse, tout est compté, superposé, enchaîné sans relâche. Cela demande une concentration folle. Une hésitation devient visible immédiatement. Cette tension est constitutive de la pièce.
Depuis sa création en 2015, la pièce a connu plusieurs formats : sur des scènes de théâtre, dans un musée, etc. Quels sont les enjeux de déplacer, fragmenter ou d’étirer Touch Down ?
La question du format est centrale dans mon travail, car elle conditionne les cadres de perception et les modalités d’expérience d’un objet. Re-formater Touch Down, ce n’était donc pas simplement ajuster les dimensions de la pièce : c’était interroger, en profondeur, les caractéristiques de l’espace dans lequel elle se déploie. Dans le dispositif frontal du théâtre, l’enjeu est d’abord de mettre en crise le statut tragique de la cheerleader, d’orchestrer, chorégraphiquement, la mise à mort d’une image. À l’inverse, dans le contexte muséal, c’est la temporalité de l’exposition elle-même qui devient le terrain d’exploration. Le sous-titre (time out), que nous avons choisi pour cette version, joue sur cette ambivalence : il désigne à la fois le temps mort (au sens sportif) et la durée continue de l’exposition. Cela nous a amenées à poser de nouvelles questions : qu’est-ce que “combler” un temps mort dans un musée ? Comment le visiteur devient-il, malgré lui, acteur de la situation ? Et comment nos actions peuvent-elles générer de nouvelles circulations dans cet espace d’apparente fixité ?
Il s’agit donc de mettre à l’épreuve une partition, une recherche, des idées, directement au plateau, dans différents contextes ?
C’est autour de cette notion d’épreuve que se cristallise, je crois, l’enjeu principal de mon approche actuelle : l’épreuve comme protocole d’expérimentation, auquel une pratique est soumise pour en révéler les dimensions sociales, politiques et esthétiques. Travailler une même pièce à travers plusieurs formats, c’est précisément, pour moi, redéfinir ce protocole. C’est confronter un matériau à des contextes différents, afin de faire émerger de nouveaux cadres opératoires, de nouvelles lectures possibles.
Vu au festival Parallèle. Photo Josua Hotz.
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