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Marion Siéfert « Subvertir les attentes »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 juillet 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Marion Siéfert.

Depuis septembre 2017, la metteuse en scène et performeuse Marion Siéfert est artiste associée à La Commune CDN d’Aubervilliers. En février dernier, elle y a présentée ses deux premières pièces, les solos 2 ou 3 choses que je sais de vous et Le Grand Sommeil (avec Helena de Laurens), qui seront en tournée la saison prochaine. Sa nouvelle création Pièce d’actualité n°12 Du sale ! sera créée le printemps prochain à La Commune avant d’être présentée à Nanterre-Amandiers.

Quels sont vos premiers souvenirs de spectacle ?

Des spectacles que j’allais voir avec l’école. De façon étrange, je ne me souviens plus du tout des spectacles en eux-mêmes, mais plutôt de l’ambiance dans la salle. On était toute une foule d’enfants, plusieurs classes qui ne se connaissaient pas. Je me souviens du bruit que l’on faisait et des « chuts » des maîtresses. Ça parlait beaucoup entre nous. Je me rappelle qu’un garçon de ma classe avait confié à un gamin d’une autre classe qu’il était amoureux de moi. Et le garçon en question avait hurlé à tue-tête : « Ouais, Benoît est amoureux de Marion ! ». Tout d’un coup, j’étais mise en spectacle. Ma première pièce, 2 ou 3 choses que je sais de vous, repose sur une mise en lumière des spectateurs, de ce qui se passe dans la salle et qui est d’ordinaire laissé dans l’ombre.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir metteuse en scène ?

Je ne sais pas s’il y a quelque chose qui a réellement déclenché l’envie de faire ce que je fais aujourd’hui. Mais je pense que c’est un désir qui s’est affiné au fil du temps, lorsque j’ai compris que le théâtre était un cadre qui pouvait me permettre de dire, de faire et d’expérimenter certaines choses. Depuis l’enfance, j’aime écrire, faire des spectacles, des films, mais je ne connaissais pas d’« artiste », de « chorégraphe » ou de « metteuse en scène ». Ce n’était pas des concepts opérants pour moi. Je voulais être écrivaine, mais je me suis aperçue que mon écriture avait du mal à se déployer si elle ne trouvait pas d’adresse. Puis, à l’adolescence, j’ai voulu devenir actrice. Et je me suis aperçue en essayant d’entrer dans les conservatoires d’art dramatique, que j’étais définitivement rétive à ce rôle modulable qu’est celui de la comédienne. Devoir plaire à ces hommes (plutôt vieux pour la plupart), qui nous faisaient passer les auditions et qui me reprochaient de trop penser, c’était quelque chose que je n’arrivais pas à faire. De toutes façons, je n’étais jamais prise. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai vécu à Berlin et que j’ai vu des spectacles de collectifs comme She She Pop ou Forced Entertainment que j’ai compris comment je pouvais faire du théâtre. C’est surtout leur rapport irrévérencieux aux spectateurs qui m’a marquée. Leur manière d’être à la fois les auteurs, interprètes et metteurs en scène de leurs propres spectacles. De penser entièrement le cadre de la représentation, pour chaque spectacle. Puis, il y a eu la rencontre avec le travail de Monika Gintersdorfer et la relation très généreuse et singulière qu’elle construit avec certains de ses interprètes.

En tant qu’artiste, quel(s) théâtre(s) voulez-vous défendre ?

Je ne défends rien du tout. Je suis en train de construire quelque chose : ce sont des relations et des collaborations qui se tissent au fil des pièces. Pour moi, le coeur de la représentation théâtrale et chorégraphique repose sur la relation qui s’instaure entre la scène et la salle. Et je la vis comme une relation de pouvoir. Les spectateurs incarnent une instance de contrôle car ils paient. Ils dépensent 10 ou 20 euros pour voir, expérimenter, vivre quelque chose. Être déçus peut-être. Être divertis parfois. Oublier leurs soucis. Réfléchir. Rêver. Se projeter sur la scène. Raconter qu’ils ont vu la pièce. Etre d’accord avec ce qui est montré… ou bien en profond désaccord. S’ennuyer à mourir. etc. Peu importe la nature de l’expérience, ils attendent quelque chose de la représentation. Et c’est cette attente tyrannique qui crée cette tension particulière à la scène. A l’inverse, les performeurs, la metteuse en scène et tous ceux qui travaillent pour le spectacle, exercent un pouvoir sur la représentation. Ce sont eux qui décident de ce qui va être montré ou dissimulé. Ils posent le cadre. Lorsque je fais mes spectacles, j’essaie de créer un cadre aussi précis que possible, un cadre à l’intérieur duquel, les spectateurs peuvent recevoir le spectacle. J’essaie d’être la plus généreuse possible lorsque je créé et je cherche la même chose chez les personnes qui travaillent avec moi.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous du théâtre ?

J’aime les spectacles que je peux m’approprier, avec lesquelles j’entretiens une relation très singulière, avec lesquels j’entre en dialogue. Cela peut se passer sur une multitude de niveaux différents. Je déteste les pièces où tout le monde ricane à l’unisson, où les spectateurs sont sommés de réagir d’une seule et même voix. J’ai été marquée par une phrase de Tim Etchells qui parlait de diviser le public. Diviser non pas au sens de créer un clan de « j’aime » et un clan de « j’aime pas ». Mais révéler les dissensions entre les spectateurs, les contradictions à l’intérieur de nous-mêmes, celles qui mettent à mal l’idée d’un « nous » consensuel et fiable. Par exemple, j’ai vu une pièce d’Angelica Liddell, You Are My Destiny. Cette pièce m’a énormément marquée, mais quand je l’ai vue, j’étais dans un état très étrange : je regardais sans pouvoir directement analyser. J’étais incapable de décrire ce que je ressentais sur le moment. Puis la nuit qui a suivi, j’ai beaucoup rêvé. Ce n’est que quelques jours plus tard que j’ai pu comprendre comment la pièce avait agi pour moi, ce qu’elle m’avait permis de comprendre, les contradictions qu’elle avait mises à jour. La pièce a agi sur un temps long. J’y ai beaucoup réfléchi et ça m’a incitée à aller puiser plus profondément en moi, à me lancer dans la création du Grand sommeil sans en maîtriser le processus ou l’issue, à faire confiance à ce qui se passe réellement, entre les interprètes, avec moi, avec les spectateurs.

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Je crois que le théâtre est un art dans lequel plein d’autres artistes peuvent se retrouver et qui est capable d’intégrer d’autres formes artistiques : rap, dj, danse, cinéma, arts plastiques etc. Ce n’est pas étonnant que Godard choisisse de projeter son dernier film, Le Livre d’image, uniquement dans des théâtres. Je pense qu’il est urgent de partager cet outil de production avec d’autres personnes qui n’y ont pas forcément accès, car elles ne disposent pas des soutiens institutionnels nécessaires ; de produire des rencontres afin que nous soyons plus nombreux à nous dire que nous pouvons investir les théâtres. On dispose de structures institutionnelles assez fortes, et à échelle humaine pour la plupart – ce qui est un avantage immense ! – mais il y a une certaine tendance à l’entropie. Je trouve que ça manque de curiosité et que souvent, les œuvres sont pensées dans un contexte assez étroit, restreint à un petit cercle social. Cela crée des pièces étriquées, qui se ressemblent beaucoup. Il n’y a pas assez de place pour la mixité sociale, sexuelle, raciale. Je m’interroge souvent quand j’entends des programmateurs dénigrer des formes de culture populaire, avec pour argument que « formellement », ce n’est pas ça. Beaucoup sont mus par la peur de perdre leur place : ils mettent l’accent sur des codes culturels déguisés en critères esthétiques, plutôt que de créer de véritables espaces et possibilités de rencontres. Mais pour cela, il faut d’abord être curieux des autres.

À vos yeux, quel rôle doit tenir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je crois qu’il s’agit moins de tenir un rôle coûte que coûte, que de comprendre les fonctions que l’on remplit – parfois bien malgré nous – pour en jouer et les subvertir. Je préfère les artistes qui entretiennent un rapport ludique à leur rôle que ceux qui se drapent dans des attitudes et tentent de fixer dans le marbre quelque chose d’éminemment mouvant. Lorsque PNL envoie un singe parler à leur place à la radio, ils renvoient aux médias le regard qu’ils jettent sur les gens des quartiers populaires. Geste d’artiste. Ils révèlent des structures rendues invisibles, des formes d’oppression que l’on cache sous le masque de la culture. L’artiste, tel qu’il existe aujourd’hui, n’a rien à voir avec celui du XVIIe siècle. Sa condition sociale était très différente et le terme même d’artiste ne faisait pas vraiment sens, socialement parlant. Les artistes faisaient partie de corporations. Aujourd’hui, je suis fascinée par les personnes qui réussissent à subvertir les attentes, à construire un chemin qui ne ressemble pas à une carrière mais à une vie. Je vois bien que le fait même de créer, de façonner des œuvres qui me ressemblent et dans lesquelles je mets tout mon désir et toute mon âme, a une répercussion sur le reste de ma vie. Il n’y a pas de séparation entre l’œuvre et la vie, mais un désir de mettre sa vie toute entière dans les œuvres et les œuvres toutes entières dans la vie.

Comment voyez-vous la place du théâtre dans l’avenir ?

Je pense que quelque chose va s’articuler entre le théâtre et la technique. Les gens n’ont plus le même comportement au théâtre : ils prennent des photos, filment, produisent des images de ce qu’ils regardent. « Ils filment mes concerts au lieu de les vivre » (Nekfeu). Je me demande jusqu’où on va aller dans le simulacre. Peut-être qu’on va chercher à produire des pièces dont il est impossible de prendre des images. Des pièces qui se soustraient à la logique de l’image. Ou bien peut-être qu’on va regarder les spectacles totalement différemment : qu’il sera impossible d’aller au théâtre sans smartphone, sans construire, par l’appareil, sa propre image de ce que l’on regarde.

Photo © Matthieu Bareyre