Publié le 23 juillet 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Marion Sievert.
Quels sont tes premiers souvenirs de spectacle ?
Ce sont des spectacles vus avec l’école. Curieusement, je ne me souviens plus du tout du contenu des pièces, mais de l’ambiance dans la salle. On était une foule d’enfants, plusieurs classes qui ne se connaissaient pas. Je me rappelle du brouhaha, des « chut » des maîtresses, des discussions étouffées dans le noir. Un souvenir précis me revient : un garçon de ma classe a confié à un élève d’une autre classe qu’il était amoureux de moi. Et cet autre a crié à tue-tête : “Ouais, Benoît est amoureux de Marion !” D’un coup, je devenais spectacle. Cette mise en lumière soudaine m’a marquée profondément. C’est d’ailleurs autour de cette idée que j’ai construit ma première pièce, 2 ou 3 choses que je sais de vous. Elle explore ce qui se passe dans la salle, dans l’ombre du regard. Ce moment où le spectateur devient visible, observé, partie prenante de la représentation.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir metteuse en scène ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu un déclic précis. C’est un désir qui s’est construit par strates, au fil du temps. J’ai compris peu à peu que le théâtre était un espace qui pouvait accueillir mon besoin de dire, de faire, d’expérimenter. Petite, j’aimais écrire, faire des spectacles, bricoler des films. Mais je ne connaissais pas le mot “artiste”, ni “chorégraphe” ou “metteuse en scène”. Ces figures ne faisaient pas partie de mon imaginaire. Je voulais être écrivaine. Puis j’ai compris que mon écriture avait besoin d’une adresse, d’un espace de réception. À l’adolescence, j’ai voulu devenir actrice. Mais les auditions m’ont vite fait sentir que ce n’était pas ma place.J’avais du mal à entrer dans ce rôle mouvant qu’est celui de la comédienne. Il fallait plaire à des hommes (souvent plus âgés) qui me reprochaient de “trop penser”. Je n’étais jamais prise, et surtout, je n’y croyais pas. C’est à Berlin que j’ai découvert un autre théâtre. Les spectacles de collectifs comme She She Pop ou Forced Entertainment m’ont ouvert un monde. Ce qui m’a touchée, c’est leur rapport au public : irrévérencieux, franc, drôle. Ils étaient auteurs, interprètes et metteurs en scène de leurs propres formes. Ils pensaient chaque cadre de représentation comme un geste unique. Et puis, il y a eu la rencontre avec le travail de Monika Gintersdorfer, et la relation très généreuse qu’elle construit avec ses interprètes. C’est là que je me suis dit : ok, c’est comme ça que je peux faire du théâtre.
Quel théâtre veux-tu défendre ?
Je n’ai pas l’impression de “défendre” un théâtre. Je construis quelque chose. Petit à petit. À travers les relations, les collaborations, les tentatives. Ce qui m’obsède, c’est la relation entre la scène et la salle. Pour moi, c’est une relation de pouvoir. Le spectateur incarne une forme de contrôle. Il paie pour voir, pour vivre quelque chose. Il attend. D’être ému, surpris, diverti, confirmé. Ou déçu. Cette attente est une pression. Elle crée une tension. Et de l’autre côté, les performeurs, la metteuse en scène, l’équipe… exercent un autre pouvoir : celui de décider quoi montrer, comment, dans quel cadre. Mon travail, c’est de poser ce cadre avec précision. Pour que les spectateurs puissent recevoir, vraiment. J’essaie d’être la plus généreuse possible, et j’attends cette générosité en retour, dans le travail des autres aussi.
Et toi, en tant que spectatrice, qu’est-ce que tu attends du théâtre ?
J’aime les spectacles qui me laissent une place. Qui me parlent à moi, singulièrement. Avec lesquels je peux dialoguer, parfois longtemps après. Je déteste les pièces où tout le monde rigole au même moment. Où l’on attend de moi une réaction uniforme. Tim Etchells parle d’un théâtre qui « divise le public », pas au sens de le polariser en “j’aime” / “j’aime pas”, mais au sens de faire apparaître des tensions, des contradictions, à l’intérieur de chacun, et entre nous. Par exemple, j’ai vu You Are My Destiny d’Angelica Liddell. J’étais incapable de dire ce que je ressentais. Mais la nuit suivante, j’ai rêvé. Beaucoup. Et ce n’est que plus tard que j’ai compris comment cette pièce avait agi en moi. Elle m’a mise en mouvement. Elle a ouvert une faille qui m’a menée vers Le Grand sommeil, que j’ai créé ensuite, sans en maîtriser totalement le processus. Juste en acceptant de faire confiance à ce qui se passe.
À ton avis, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?
Le théâtre est un art-pivot. Il peut accueillir d’autres formes : le rap, la danse, le cinéma, les arts plastiques. Ce n’est pas un hasard si Godard a choisi de projeter Le Livre d’image dans des théâtres. Je pense qu’il est urgent d’ouvrir ces espaces à d’autres voix, à celles et ceux qui n’y ont pas accès, faute de réseau ou de soutien institutionnel. On a en France un tissu institutionnel fort, à taille humaine. Mais souvent, les programmations tournent en vase clos. Les œuvres se ressemblent. Elles sont pensées pour un même public, un même milieu. Il faut davantage de diversité sociale, raciale, sexuelle. Et surtout, de curiosité. Beaucoup de programmateurs écartent des formes populaires, en les disqualifiant sous couvert de “critères formels”. Mais ce sont souvent des codes sociaux, déguisés en exigence esthétique. Créer des espaces de rencontre suppose d’être prêt à être déplacé. À ne pas tout maîtriser. Et à accepter que l’art vienne aussi d’ailleurs.
Et toi, quel rôle penses-tu qu’un·e artiste doit tenir dans la société aujourd’hui ?
Plutôt que de “tenir un rôle”, je crois qu’il faut comprendre les fonctions que l’on remplit, parfois sans le vouloir. Et à partir de là, jouer avec, les subvertir. Je préfère les artistes qui déplacent les attentes, plutôt que ceux qui s’y installent. PNL, par exemple, quand ils envoient un singe parler à leur place à la radio, ils renvoient au média son propre regard caricatural. C’est un geste d’artiste. Un miroir tendu. Le mot “artiste” ne veut plus dire la même chose qu’au XVIIe siècle. À l’époque, ils étaient membres de corporations. Aujourd’hui, on navigue dans un flou. Je suis fascinée par celles et ceux qui transforment leur trajectoire en chemin de vie. Pas une carrière, une vie. Il n’y a pas, pour moi, de séparation entre l’œuvre et l’existence. Je mets toute ma vie dans les œuvres. Et les œuvres, je les laisse entrer dans ma vie.
Comment imagines-tu la place du théâtre dans l’avenir ?
Quelque chose est en train de se rejouer entre le théâtre et la technique. Les comportements changent. Les gens filment, prennent des photos, documentent les spectacles. Nekfeu le dit : “Ils filment mes concerts au lieu de les vivre.” Peut-être qu’on ira vers des formes qui échappent à l’image. Des spectacles qu’on ne peut pas capturer. Ou peut-être que le théâtre intégrera l’image, le smartphone, comme partie prenante de l’expérience. Qu’on n’ira plus au théâtre sans produire sa propre image de ce qu’on regarde. Quoi qu’il en soit, il faudra repenser le cadre. Et le regard.
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