Photo © Bea Borgers

Louise Vanneste « Faire de la création un exercice démocratique »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 juillet 2019

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Louise Vanneste. 

Formée à P.A.R.T.S. puis dans les classes de la Trisha Brown Company à New York, la danseuse et chorégraphe belge Louise Vanneste développe un travail élargie à la croisée des champs disciplinaires. Créée au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, sa dernière création atla est une déambulation immersive au cœur d’une installation chorégraphique inspirée du roman Vendredi ou les limbes du Pacifique de l’écrivain Michel Tournier. Elle présentera le solo pour 2 interprètes Clearing / Clairière à la rentrée à la Biennale de Charleroi Danse, où elle est artiste associée. 

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ? 

Mes premiers souvenirs sont quand je dansais moi-même. Dans le salon, j’organisais des circuits de danse, je m’habillais pour l’occasion, je mettais de la musique et c’était parti. J’ai le souvenir de petites bulles d’isolement et de rythmes effrénés. Je devais avoir 4 ou 5 ans. C’était intense. J’ai aussi un souvenir lié à une soirée dansante organisée par mes parents chez nous. Les gens étaient serrés, presque tous habillés en noir, il y avait des téléviseurs avec des retransmissions de clips de l’époque. Ma mère était habillée en noir et blanc avec une grande boucle d’oreille verte. J’étais très impressionnée. J’adorais l’ambiance. Je me souviens d’avoir assisté à Mikrokosmos d’Anne Teresa de Keersmaeker vers 8 / 10 ans. Des instantanés me sont restés : un saut, des chaises, un espace sobre, des visages impliqués et des corps très vivants. 

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ? 

Mon premier choc artistique/esthétique fut La traviata de Verdi. La mise en scène était fastueuse et foisonnante (ornementations, lustres, dorures, costumes, etc) sauf pour la dernière scène où il ne restait plus qu’un lit au milieu du plateau et la chanteuse qui a entonné son chant de mort puis s’est effondrée sur ce lit. Ce plein puis ce vide, ça m’a terriblement marqué. Je pense que je m’en souviens parce que j’ai compris là qu’un choix artistique/esthétique pouvait être conséquent et avoir un véritable impact sur la personne qui le reçoit. Mon désir de chorégraphier est apparu lorsque j’étais à New York vers 22 ans. J’avais obtenu une bourse pour suivre des cours à la Trisha Brown Dance Company après avoir terminé ma formation à PARTS. Je ne connaissais personne. J’ai passé beaucoup de temps seule dans les cafés et les parcs de Manhattan. Je réfléchissais, j’écrivais, je prenais les cours et workshops à la Trisha Brown et à Movement research. J’ai eu la chance de pouvoir avoir ce temps en retrait de de ma vie sociale et de mon pays. J’ai pu aussi prendre le temps de mettre en perspective ma formation à PARTS, qui était très chargée pendant trois ans et où j’ai découvert tellement de choses. Chaque nouvelle information était une révélation et je n’avais pas le temps de m’en occuper à ce moment-là. Ce séjour m’a permis la distance, la digestion, les désirs et la proximité avec une chorégraphe dont j’appréciais particulièrement la démarche et le travail. L’espace de rêverie et de pensée que j’ai eu là-bas a déclenché mon désir de chorégraphier, en soulevant une question restée essentielle pour moi : Pourquoi mettre la danse sur scène ? Et du coup, quels sont les enjeux d’un procédé chorégraphique et quel lien avec les autres médiums impliqués et avec celui qui assiste à la proposition chorégraphique ? 

En tant que chorégraphe, quelle danse voulez-vous défendre ? 

Une danse pensante. La liberté d’un corps dans l’écriture chorégraphique, c’est-à-dire la possibilité de considérer le geste, la présence, l’immobilité, le mouvement technique ou brut d’un ou plusieurs corps comme un engagement d’écriture chorégraphique. Un corps pas nécessairement spectaculaire mais au travail de quelque chose. Peu importe quoi, peu importe sa technique, tant qu’il est investi par ce qu’il a choisi de faire. Un corps pensant et pas exécutant, peu importe ce que ça engendre comme présence. Ce qui m’importe aussi ce sont les propositions chorégraphiques qui ne s’obligent pas à mettre le corps au centre de tout. Qu’il soit un enjeu, oui, mais pas comme autorité. Faire de la création un exercice démocratique entre le chorégraphe, les danseurs, les autres médiums investis. Comment écrire, danser au sein d’un environnement tantôt harmonieux, tantôt ardu pour le corps ? Comment être en présence de corps qui ne sont pas nécessairement dans la revendication ? Par exemple, qu’est-ce qu’un corps discret dans une forme chorégraphique ? Mais j’aime toutes sortes de danses. J’aime surtout être prise par un corps qui est pris. Et j’ai besoin de sentir une pensée en mouvement. 

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ? Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué ? 

Comme je le mentionnais plus haut, je peux aimer des formes très diverses. Je ne suis pas attachée à l’une ou l’autre tendance. J’attends de la danse ou de l’écriture chorégraphique qu’elle déplie un espace, fictionnel ou réel, peu importe, mais il me faut un au-delà du corps, que la question du corps et du chorégraphique s’étende au-delà du corps lui-même. J’apprécie de voir une écriture qui a fait l’objet d’une recherche particulière, qui s’est élaborée sur base de choix et de décisions, d’engagements et de prises de risque. J’aime que le corps soit en proie à une réflexion, une démarche qui le guide dans une intention, un univers, un lien, un langage, une écriture qui existe grâce à une stimulation fine, considérée, pensée. J’apprécie vraiment beaucoup le travail de Trisha Brown, les qualités gestuelles et techniques du mouvement qu’elle a élaborées, la sobriété dans son œuvre, le dialogue entre les corps. J’aime la démarche de Benoît Lachambre. Son solo Snakeskin m’a marqué par son étrangeté dans la mise en scène, la présence et par la finesse du travail corporel. Jennifer Monson, peu connue en Belgique, est une chercheuse et chorégraphe de qui je reste curieuse, même si j’ai peu eu l’occasion de voir son travail en live. Enfin, j’ai été très touchée et interpellée par les choix chorégraphiques et artistiques de la pièce enfant d e Boris Charmatz tant dans le propos, la gestion des enfants et adultes sur scène, la scénographie et le travail sonore. 

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ? 

La danse et son outil humain peuvent participer à la conscientisation nécessaire de notre existence au sein d’un écosystème et pas en autorité à cet écosystème. C’est évidemment un enjeu d’actualité : réaliser que l’humain n’est pas le centre de tout, mais immergé dans un tout complexe, en lien vital avec celui-ci. Ça n’empêche pas au contraire d’élaborer un travail corporel intense, en profondeur. La danse sort, à nouveau, de plus en plus souvent des théâtres et c’est l’opportunité d’être au travail du corps en lien avec l’espace qui lui est proposé et de penser la question de l’écriture chorégraphique. Comment écrire ailleurs que pour cette espace cadré qu’est la scène (ou sur scène mais dans cette perspective de déhiérarchisation )? Où se situent alors les enjeux chorégraphiques ? Qu’est-ce qui fait chorégraphie ? Une dernière chose, mais qui a toujours été inhérent à l’art, c’est résister aux facilités, forcer le non conventionnel. S’imposer une intention de départ, un temps de travail, prendre le risque d’une tentative et aller à la rencontre de celle-ci. Impulser une réflexion, bousculer les enjeux, se bousculer soi-même. Ne pas se contenter d’un produit mais valoriser la démarche. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas aller vers une proposition « classique » mais j’aime l’idée que la création est une véritable traversée, une sorte d’aventure, perceptible par le public. J’ai l’impression que si on élabore une pièce comme une recherche, avec son aspect aventureux, ses zones d’inconforts, ses zones plus intuitives, alors on incite à une rencontre. Encore faut-il ne pas réduire le concept de rencontre… 

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ? 

Penser par soi-même quitte à bousculer les acquis. Utiliser sa capacité de conscience pour amener une véritable réflexion et proposer quelque chose de plein, conséquent. Rester au plus proche de ses intentions, de son propos, de son univers qui le fait désirer mettre en scène. De là, l’artiste peut impulser une rencontre, créer une intimité, proposer quelque chose, éviter le trop conventionnel. C’est très personnel et je l’ai déjà dit à la question précédente mais j’aime être en présence d’œuvres dont on sent le trajet, le mouvement de pensée, qui tente quelque chose par un cheminement. Pour faire opposition à un certain lissage de pensée qui nous guette toujours je trouve intéressant que l’artiste propose en toute humilité quelque chose au plus proche de ses désirs et visions. Qu’il puisse nous le partager généreusement, même si des zones d’opacité existent, ce qui pour moi donne de la saveur. Il me semble aussi que la question du spectaculaire peut être bousculée. Qu’est-ce que la technique aujourd’hui ? Est-ce seulement ce qui se fait admirer ou est-ce le trajet qui a mené à l’œuvre ou encore une manière d’investir un corps sur scène ? Mon parcours dans la transmission me confronte à chaque fois à cette question : comment développer la technique ? Et quelle technique est nécessaire pour tel ou tel artiste / performeur/ danseur / spectacle ? C’est une question passionnante qui me pousse particulièrement à observer l’impact de tel ou tel exercice sur le corps proposé en atelier. L’acte de création et de partage au public est un engagement fort, un pacte passé avec soi-même pour participer de manière créative à la société pour faire miroir, ailleurs ou autre. Il s’agit de respecter ce pacte. L’artiste peut avoir confiance dans l’intelligence du spectateur, dans sa capacité à recevoir et à gérer une proposition, dans sa sensibilité. Ne pas prendre les spectateurs pour des êtres qui auraient été privés de leur vie sensible et diminués de leur capacité à appréhender quelque chose de plus ou moins complexe ou différent. C’est un acte de résistance. Et de partage. 

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ? 

J’ai du mal à répondre à cette question. Peut-être parce que mon travail s’applique à trouver les manières d’être dans le présent, de trouver des stratégies pour générer le mouvement sur le moment et pas dans une réplique ou une projection. Le corps est un vivier. L’art vivant est capable de créer une telle intimité, un tel momentum , le corps dansant sera toujours là et j’espère que sa définition sera encore plus large à l’avenir.

Photo © Bea Borgers