Photo © Bea Borgers

Portraits d’été : Louise Vanneste

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 juillet 2019

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Louise Vanneste.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont liés à mes propres mouvements. Je dansais dans le salon, j’organisais de petits parcours chorégraphiques, je m’habillais pour l’occasion, je mettais de la musique et je me lançais. Je garde en mémoire ces instants comme des bulles d’isolement, rythmées par des pulsations effrénées. J’avais 4 ou 5 ans. C’était intense et joyeux. Je me souviens aussi d’une soirée dansante organisée par mes parents à la maison. Les gens étaient nombreux, les corps serrés, presque tous habillés en noir. Des téléviseurs diffusaient des clips de l’époque. Ma mère portait une tenue noire et blanche, avec une grande boucle d’oreille verte. Elle m’a impressionnée. L’ambiance m’envoûtait. Autre souvenir fort : la découverte du spectacle Mikrokosmos d’Anne Teresa de Keersmaeker, j’avais entre 8 et 10 ans. Il m’en reste des flashes très nets : un saut, des chaises, un espace dépouillé, des visages très présents, des corps puissamment vivants.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

Mon premier choc esthétique a été l’opéra La Traviata de Verdi. La mise en scène était somptueuse, avec des lustres, des dorures, des costumes chargés… Puis la dernière scène, vide, seulement un lit sur le plateau et la chanteuse, seule, qui entonne son chant de mort avant de s’y effondrer. Ce contraste radical entre excès et dépouillement m’a profondément marquée. J’ai compris que des choix artistiques pouvaient bouleverser, créer un impact durable. Mon désir de chorégraphier est né plus tard, à 22 ans, à New York. J’y ai obtenu une bourse pour suivre les cours de la Trisha Brown Dance Company après ma formation à PARTS. Je ne connaissais personne. Je passais mes journées entre les cours, les parcs et les cafés, à écrire, observer, réfléchir. Ce retrait m’a permis de prendre du recul sur ma formation, très dense, riche en révélations, mais sans réel temps d’assimilation. Là, j’ai enfin pu digérer, rêver, formuler mes désirs. C’est à ce moment qu’a émergé une question qui reste centrale pour moi : Pourquoi met-on la danse sur scène ? Et donc, quels sont les enjeux du processus chorégraphique, et son lien avec les autres médiums et avec celui qui regarde ?

Quelle danse as-tu envie de défendre en tant que chorégraphe ?

Une danse qui pense. Une liberté dans l’écriture chorégraphique où le geste, la présence, l’immobilité, le mouvement brut ou technique d’un corps ou de plusieurs, deviennent autant d’éléments d’un langage. Pas besoin d’un corps spectaculaire. Ce qui m’importe, c’est qu’il soit au travail, habité, quel que soit son niveau technique. Un corps qui choisit, pas qui exécute. Je défends aussi une création qui ne place pas systématiquement le corps au centre. Qu’il soit un enjeu, oui, mais pas une autorité. Il s’agit de créer une dynamique démocratique entre chorégraphe, interprètes et autres médiums. J’aime interroger les environnements de création : comment écrire une danse dans un espace contraignant, comment cohabiter avec des corps discrets, non revendicatifs ? J’aime toutes les danses, mais ce qui m’emporte, c’est sentir un corps habité, un corps qui pense.

En tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ? Quels spectacles t’ont marquée ?

Comme je le disais, j’aime des formes très différentes. Je ne suis pas fidèle à une école. J’attends qu’une écriture chorégraphique ouvre un espace, réel ou imaginaire, mais qui dépasse le simple corps. Il faut que le corps soit porté par une réflexion, un univers, une intention claire, une écriture nourrie de décisions et de risques. Le travail de Trisha Brown me touche énormément, par la qualité de son mouvement, sa sobriété, le dialogue précis entre les corps. J’aime la démarche de Benoît Lachambre, notamment son solo Snakeskin, troublant par sa mise en scène étrange et la finesse du travail corporel. Jennifer Monson, moins connue en Belgique, m’intrigue par son approche de la recherche, même si j’ai peu vu ses pièces en live. Et j’ai été très touchée par enfant de Boris Charmatz : le propos, la scénographie, la gestion des enfants et des adultes sur scène, le travail sonore… Tout était profondément stimulant.

Quels sont, pour toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

La danse, par son outil premier, le corps humain, peut participer à une prise de conscience essentielle : nous ne sommes pas au-dessus de l’écosystème, mais bien plongés dedans. C’est un enjeu majeur de notre époque. Cela n’empêche pas un travail corporel intense, rigoureux. Au contraire. La danse sort à nouveau des théâtres. Cela ouvre une possibilité : penser l’écriture chorégraphique en lien direct avec l’espace. Comment créer pour un endroit non conventionnel ? Comment penser la scène comme un lieu à déconstruire, à égaliser ? Où se trouve la chorégraphie ? Qu’est-ce qui fait qu’un geste devient écriture ? Résister à la facilité est aussi fondamental. Prendre le temps, poser une intention, oser la tentative, traverser les doutes. J’aime quand une pièce est une aventure. Cela se perçoit. Si la création est un cheminement sincère, fait d’intuition, de zones d’inconfort, alors la rencontre peut avoir lieu. À condition de ne pas réduire cette idée de rencontre à un simple moment d’adhésion.

Quel rôle un artiste doit-il jouer dans la société aujourd’hui ?

Penser librement, quitte à secouer les certitudes. Utiliser sa conscience pour proposer une œuvre nourrie, cohérente, connectée à ses désirs profonds. Être au plus près de soi-même, c’est permettre la rencontre avec les autres. Créer une intimité, éviter le formaté. J’aime les œuvres où l’on perçoit un trajet, une pensée en mouvement. Face à l’uniformisation ambiante, l’artiste peut, avec humilité, proposer un autre regard, avec ses zones d’ombre, ses contradictions. Le spectaculaire peut être interrogé. Qu’est-ce qu’une vraie technique aujourd’hui ? Est-ce ce qui impressionne, ou ce qui vient d’un chemin intérieur ? Cette question me passionne aussi dans l’enseignement. Quelle technique pour quel corps, pour quel projet ? Chaque atelier est un terrain d’exploration. Créer et partager est un acte fort. Un pacte intime pour participer, différemment, à la société. Un artiste peut croire en l’intelligence du spectateur, en sa sensibilité. Ne pas le sous-estimer. L’art est un geste de résistance. Et de générosité.

Comment imagines-tu la place de la danse dans l’avenir ?

Je ne sais pas vraiment. Peut-être parce que je suis très engagée dans le présent, dans le mouvement qui se construit ici et maintenant. Le corps est un territoire inépuisable. L’art vivant a ce pouvoir de créer une vraie intimité, un moment suspendu. Je crois que le corps dansant existera toujours. Et j’espère que sa définition s’élargira encore.

Photo Bea Borgers