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Katerina Andreou « Repenser les espaces théâtraux »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 22 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Katerina Andreou.

Danseuse et chorégraphe d’origine grecque, Katerina Andreou collabore notamment avec DD Dorvillier, Emmanuelle Huynh, Lenio Kaklea ou encore avec le plasticien Jocelyn Cottencin. Diplômée de l’École supérieure de danse d’Athènes, elle poursuit sa formation en France avec le master Essai au CNDC d’Angers dirigé à l’époque par Emmanuelle Huynh. Remarquée en 2016 avec sa première pièce A kind of fierce, elle a créé cette saison un deuxième solo tout en fureur et déchaînement, BSTRD.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

J’ai commencé à prendre des cours de ballet classique à l’âge de 5 ou 6 ans. J’ai assez peu de souvenirs de cette période, mais en vérité je me rappelle surtout d’événements, de gestes et d’attitudes qui n’ont rien à voir avec la danse en soi : le trajet pour aller à l’école de danse, un enfant qui pleurait chaque fois, des chaussures trop grandes pour moi, l’accent étranger de ma professeure. Le mouvement dansé en lui-même prend peu de place dans ces épisodes assez confus de ma mémoire. Mais de cette époque, je garde aussi un autre souvenir : celui de mes deux sœurs qui s’entraînent à la maison – elles faisaient de la gymnastique synchronisée. Leurs exercices avaient une grâce troublante, comme si la danse venait décorer les assemblages impossible de leurs corps, comme un geste final de la tête ou de la main. Je me rappelle saisir un second degré de leur attitude, comprendre leur danse comme un caprice. Par contre, leur force et l’engagement physique dans l’exécution de leur tâche captivait tellement mon attention que j’étais découragée à les imiter : je voulais me différencier et je suis allée directement vers le ballet classique ; mais avec dans l’esprit, ou plutôt un désir, de défoulement propre aux athlètes.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

Je suis entrée à l’Ecole Nationale de Danse d’Athènes assez tard, alors que je débutais ma carrière d’avocate, parce que je me sentais en décalage total avec le droit et son environnement. Je voulais fuir ce contexte. J’avais envie de bouger, d’opérer un changement : changer de métier, de codes, d’entourage, de milieu, de statut… bref, je voulais changer mon rapport au monde. Je voulais essayer d’aligner ma vie, mon travail et donner de l’importance à l’idée de “déplacement”. J’associais ce déplacement, ce mouvement, à un certaine degré de liberté. En fait, les quatre années à l’Université de Droit et mes deux ans en tant qu’avocate ont vraiment déclenché mon envie de faire de la danse. C’est un désir né de la saturation.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Selon le contexte, je me sens souvent dans une position de défense : défendre la danse ou défendre l’activité artistique tout court. Plus j’essaye de défendre la danse, plus je sens que mon rapport aux choses est sous-tendu par une profonde contradiction. Mon rapport à la danse, par exemple, est assez perverti : peut être à cause de ma formation technique, qui m’attire et me repousse à la fois. Je considère ce rapport juste et réaliste et je le retrouve partout dans ma vie, comme le résultat d’une existence dans un environnement où le rapport des forces entre elles est très complexe, où la hiérarchisation et la structuration des pouvoirs travaillent de manière subliminale. La danse fait partie de ce labyrinthe de relations de pouvoir, dans la salle de spectacle, dans le foyer, dans les textes, et surtout dans le corps lui même. J’évite donc la position de défense absolue et immédiate. C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle j’ai quitté mon métier d’avocate. Je suis en train de construire quelque chose et il y a encore du chemin à faire. Il y a des positions et des relations qui se tissent au fil du temps et qui me permettent de parler de ce que je fais et de rester critique, mais je n’adopte pas une position de défense.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ?

Comme la danse est mon métier, je fais partie d’un public particulier. Mon regard est volontiers conditionné par les questions et les exigences de quelqu’un qui se trouve à une place particulière. Je considère qu’il est de mon travail de spectatrice d’arriver à suspendre les filtres, qui cachent souvent des valeurs, des codes. J’essaye donc de ne rien attendre, afin de pouvoir percevoir ce qui est à l’œuvre dans le travail auquel j’assiste. Mais comme il s’agit d’un dialogue, j’attend que la proposition m’aide dans cet effort. Et la question du maintien de la curiosité du spectateur doit non seulement être pensée par les artistes, mais aussi par les programmateurs. Un autre élément que je n’attends pas toujours mais que j’aime retrouver dans des pièces, c’est leur puissance d’opérer dans le temps. La plupart du temps, ces pièces sont des oeuvres face auxquelles je me sens impuissante, déplacée (mais pas forcément secouée), qui me rendent confuse au premier rapport mais qui me travaillent autrement par la suite, en soulevant chez moi un certain nombre de contradictions… Cette pérennité des œuvres, cette persistance à travailler longtemps après notre rencontre, m’apprend également quelque chose de l’ordre de la patience et c’est assez rare aujourd’hui.

À vos yeux, quel rôle doit tenir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Avant arriver en France, j’ai pratiqué la danse dans un contexte où le terme ‘’artiste’’ n’était pas vraiment utilisé. Nous étions libres d’explorer son champ de définition, en parlant de ce qui se fait plutôt que de celui qui fait. En venant en France j’étais assez intimidée par le concept d’artiste parce que c’était comme un titre qu’il fallait justifier, comme s’il fallait le mériter. Ça m’a pris un bon moment pour désacraliser le terme et pouvoir l’utiliser sans cette confusion entre différents rapports au pouvoir ou à l’instrumentalisation. Je ne crois ni à un rôle propre à l’artiste, ni à une place pour l’artiste à part ou face aux autres. On fait des choses (surtout pour défaire des choses) et on est tous des citoyens de ce monde actuel. Cela dit, nous devons rester amusés des effets et des impacts que nos actes peuvent avoir quand ils entrent en représentation, et les assumer jusqu’au bout. Mais je ne pense pas que cela doive forcément devenir l’élan de notre travail, ni un quelconque type de censure de nos propositions, sinon nous risquons de produire de œuvres qui se ressemblent, ou qui flirtent avec un esprit de moralisation, vis à vis duquel je reste méfiante. La mise en scène de nos propres valeurs sans aucune distance risque de renforcer ou même de fabriquer et d’appliquer nos propres normes… J’essaye de faire des danses qui me ressemblent. C’est que comme ça que je peux tenir ce lien actif entre ce que je travaille et ce qui me travaille. Et ce n’est qu’à travers cette position que, pour l’instant, je trouve une façon de garder une pratique artistique pertinence et inscrite dans le contexte contemporain.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Repenser les espaces théâtraux et la manière de les investir. Je pense que l’activité chorégraphique et sa présentation reste encore trop souvent soumise à des formats prédéfinis, ou marginalisée. Comme si nous savions déjà qui attendre dans les théâtres. Mais les théâtres ont cette force de rassemblement, ils sont des espaces sociaux. Parfois j’ai envie de poser la question : pourquoi insistons-nous pour investir les espaces en dehors des théâtres quand il existe encore des lieux de diffusions pas assez inclusifs ? Pourquoi demander à sortir des salles et ne pas plutôt chercher à y faire entrer plus du monde ? La mobilité des artistes entre les différents lieux de partage publics possibles, dans les deux sens – hors mais aussi vers et dans le théâtre – basée sur des projet curatoriaux plus inclusifs qui soutiennent la diversité, pourrait être un bon outil pour renforcer notre curiosité envers l’autre. Cela pourrait ensuite contribuer à la création d’œuvres chorégraphiques qui ne se classifieraient pas selon le type de lieu dans lequel elles sont diffusées, mais qui pourraient s’inter-informer davantage, qui se ressembleraient moins.

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Je n’arrive pas à spéculer sur la danse dans l’avenir en général, mais je peux donner un avis sur ce qui se passe au niveau de création chorégraphique en ce moment à Athènes. Je trouve que la Grèce est un pays où la tradition dans le sens large du terme, qui s’installe en tant que telle, formate les mentalités et domine assez vite. La position périphérique du pays renforce peut-être cette caractéristique. Or, les quelques changements qui se sont passés ces trois dernières années – suite au nouveau gouvernement, des équipes dirigeants quelques lieux importants, comme par exemple le festival d’Athènes, le festival de Kalamata ou même l’École Nationale de Danse – annoncent déjà une transformation du paysage chorégraphique. Il y a un véritable désir de donner plus de place à la création chorégraphique et à la danse et un désir certain de l’informer de ce qui se passe ailleurs au même moment – ce qui était déjà le cas, mais à une échelle moindre. Même si je ne perçois pas de consensus évident parmi les programmes annoncés sur ce qui pourrait être une “actualité chorégraphique”, la seule chose que j’espère c’est que la découverte de ce qui est contemporain, l’insistance sur la diversité, le tissage de nouveaux liens et l’accompagnement des artistes dans une activité vers l’étranger, puissent stimuler l’activité artistique locale et permettre aux danseurs/chorégraphes de se sentir à nouveau légitimes d’exiger les moyens qu’il leur faut pour avancer.

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