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Fabrice Ramalingom, Nós, tupi or not tupi ?

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 mars 2018

Forte d’une écriture chorégraphique hybride qui articule vocabulaire hip hop et contemporain, la dernière création Nós, tupi or not tupi ? de Fabrice Ramalingom réunit trois jeunes danseurs brésiliens. Au confluent des pratiques et des cultures, cette pièce met en lumière les atomes crochus possible entre les deux disciplines et cet échange chorégraphique fertile qui fédère la France et le Brésil depuis maintenant plusieurs années.

Nós, tupi or not tupi ? réunit trois danseurs brésiliens. Comment est né ce projet ?

Tout a commencé en 2012 avec Astrid Toledo (ancienne danseuse brésilienne qui vit désormais en France, ndlr) qui élabore des échanges entre la France et le Brésil. Elle est venue me chercher parce qu’elle pensait que mon travail chorégraphique pouvait correspondre et intéresser les brésiliens. Grâce à elle, pendant 5 ans, j’ai pu développer dans plusieurs régions du Brésil un travail conséquent d’échanges, en proposant des conférences, des ateliers et en présentant plusieurs de mes pièces. C’est donc assez naturellement, pour aller au bout de cet échange, que j’ai pensé faire une pièce avec des brésiliens. C’est ensuite la rencontre avec le danseur de hip hop Willow (Eduardo Hermanson, ndlr) qui a déclenché ce projet.

Qu’est-ce qui a motivé la rencontre du trio ? Qu’est-ce qui le fédère sur le plateau ?

Dans ma démarche chorégraphique, j’interroge la notion d’«être ensemble», d’être en groupe. J’ai donc demandé à Willow de me présenter deux autres danseurs cariocas qu’il estimait personnellement. Willow, Renann et Tito se connaissent depuis leur travail chez le chorégraphe Bruno Beltrão, ils sont très complices et amis dans la vie. Ils ne bougent pas de la même façon, ont des styles et techniques différents mais se complètent bien. Dans la pièce, j’ai voulu mettre en scène cette amitié, ce lien fort face aux notions d’individualité et d’identité, face à la difficulté d’être danseur au Brésil. C’est cette amitié forte qui fédère ce trio.

D’un point de vue chorégraphique, l’Amérique latine – et plus particulièrement le Brésil – semble tisser depuis une vingtaine d’années des liens de plus en plus étroits avec la France. Qu’est-ce qui anime artistiquement cette relation ?

L’Amérique latine est un continent si grand, avec des cultures très différentes. Le Brésil lui-même est presque aussi grand que l’Europe. Culturellement, il y donc autant de différences entre le sud et le nord du Brésil qu’entre le Portugal et la Norvège. Je ne peux alors donner qu’une toute petite réponse qui serait, de plus, bien subjective car liée à ma propre expérience. Concernant le lien « chorégraphique » qui s’est construit entre la France et le Brésil, je pense que c’est essentiellement dû à la volonté de certaines personnes, comme notamment Astrid Takche de Toledo qui a eu le désir de faire venir des artistes français au Brésil. Je pense également à la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues qui a dansé pour Maguy Marin et qui a baigné dans la pensée française. Elle a ensuite créé le festival Panorama à Rio, où ont été invités de nombreux chorégraphes français. David Linhares, directeur de la Bienal de Dança de Ceará à Fortaleza, invite également depuis plus de quinze ans les talents de la danse contemporaine française… Les brésiliens ont en effet beaucoup d’intérêt pour la culture française. En retour, il me semble que la France s’intéresse – mais pas assez à mon goût – à la création chorégraphique brésilienne, cependant on connaît peu la pensée brésilienne de la danse, la création artistique contemporaine brésilienne, les auteurs ou philosophes brésiliens….

Et comment s’infiltre la culture brésilienne dans Nós, tupi or not tupi ?

À chacune de mes pièces, je me pose des questions qui en seront le fil conducteur. Pour Nós, tupi or not tupi, les questions étaient : Qu’est ce qu’être brésilien ? Qu’est ce qu’être un danseur de hip hop ? Qu’est-ce qu’être un danseur au Brésil aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’être un danseur de hip hop au Brésil aujourd’hui ? Pendant la préparation du travail, j’ai suis également tombé sur le livre Tupi or not Tupi d’Oswald de Andrade, qui explique que le peuple brésilien pourrait avoir hérité sa façon d’intégrer « l’autre » de la culture des Tupis qui étaient anthropophages. J’ai trouvé que c’était une bonne métaphore de ce que nous vivions dans le processus de l’élaboration de notre pièce. En danse, dans l’apprentissage, on absorbe beaucoup de l’autre. Là, comme nous parlions des langues différentes, tout passait souvent par le corps… On peut dire qu’on s’est littéralement dévoré.

Ces trois interprètes viennent du hip hop, comment vous êtes vous confronté à cette danse, à ce vocabulaire ?

Comme je ne connaissais vraiment pas grand chose à la danse hip hop, j’ai invité Willow à Paris et nous avons passé presque deux semaines à échanger. Il m’a montré les différents styles et techniques de hip hop et m’a parlé de l’histoire de cette danse à travers son corps. Il m’a également expliqué les nuances en fonction des pays où le hip hop est pratiqué. D’emblée, j’ai aimé la danse de Willow, puis celles de Renann et Tito. C’était un véritable défi de garder cette matière première et de l’organiser avec mon écriture chorégraphique personnelle.

Comment avez-vous élaboré l’ensemble de la chorégraphie ? Quelle place avez vous laissée aux interprètes lors du processus de création ?

Nós en portugais veut dire Nous mais aussi Nœuds. Je me suis donc servi de ce double sens pour penser des figures chorégraphiques. Cela s’est traduit par des rassemblements, des compressions de matière, des mélanges, des nœuds pour qu’ils ne forment qu’un tout, une seule entité, un « nous ». Les danseurs créaient la matière de danse suivant des consignes que je leur donnais, puis j’organisais cette même matière afin qu’elle s’articule en trio. En contraste, j’ai dégagé pour chacun d’eux l’espace pour un solo improvisé. Sur le plateau, il y a également des projections d’images. Nous avons filmé des lieux, des objets, des personnes qui leur sont chères, ce qui permet, d’une certaine manière, de se rapprocher d’eux intimement. Je voulais que les spectateurs les rencontre comme j’avais pu les rencontrer.

Avec le recul, comment Nós, tupi or not tupi s’inscrit-il dans votre recherche artistique ?

Depuis la création de ma compagnie en 2006, des thèmes m’accompagnent : l’émancipation, l’être ensemble, trouver sa place… Ces questions sont à l’œuvre systématiquement dans mes recherches et mon travail. Avec Nós, tupi or not tupi, c’était particulièrement aigu, ce n’était plus juste un thème de représentation mais cela a été au travail au sein même du processus de création : comment travailler ensemble même si nous n’avions pas la même culture chorégraphique ? Même si nous ne parlions pas la même langue ? Même si nous avions une appréhension différente du monde ? Avec du recul, je peux dire que cette pièce est une expérience fondamentale de la construction de ma pensée et de mon œuvre.

Conception et chorégraphie Fabrice Ramalingom. Danse et interprétation Eduardo Hermanson, Renann Fontoura, Tito Lacerda. Assistant et dramaturge Matthieu Doze. Lumière Maryse Gautier. Musique François Richomme. Scénographie et costumes Thierry Grapotte. Photo © Alain Scherer.

Les 29 et 30 mars 2018, Théâtre Garonne Toulouse / CDCN Toulouse Occitanie
Le 5 avril 2018, Théâtre Paul Eluard de Bezons
Le 15 juin 2018, Festival Uzès Danse