Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 16 mai 2019
Entre rituel funéraire, performance chorégraphique et concert sacré, Requiem for a piece of meat interroge notre rapport viscéral à la chair, humaine et animale. À travers une esthétique dérangeante et lyrique, Daniel Hellmann met en scène les contradictions morales de nos sociétés occidentales : nous pleurons nos chiens, mais mastiquons nos porcs. Dans cet entretien, l’artiste suisse revient sur la genèse de ce projet, ses choix artistiques radicaux, et la nécessité de créer un art qui bouscule, éveille, et milite.
Avec Requiem for a piece of meat, tu poses ton regard sur le corps et son instrumentalisation dans le champ des contradictions entre humanité et animalité, vie et mort. Peux-tu retracer la genèse de ce projet ?
Le projet est né d’une obsession presque charnelle : celle de notre rapport à la chair. Je me suis surpris à regarder la viande comme une matière à la fois fascinante et répugnante. Si je regarde ma cuisse avec objectivité, je dois admettre qu’elle ne diffère pas tant que ça du jambon dans mon sandwich. Et pourtant, nous attribuons des valeurs morales radicalement opposées à certains morceaux de viande. Nous proclamons vivre dans une société qui rejette la violence, l’exploitation, la torture. Mais nous élevons des millions d’animaux dans des conditions intolérables et nous les abattons dans des lieux que personne ne veut voir. Puis, nous rebaptisons leurs corps : boeuf, lard, volaille… Tout ça me bouleverse et me fascine à la fois. J’ai donc voulu créer une pièce qui mette en lumière ces contradictions profondes. Un requiem pour les corps qu’on a dépossédés de leur vie.
La structure du spectacle s’inspire du requiem classique. En quoi ce cadre liturgique a-t-il orienté ta construction dramaturgique ?
Nous avons construit le spectacle selon les sept parties d’un requiem classique, non pas pour coller à une forme figée, mais pour mieux la subvertir. Par exemple, l’Agnus Dei, qui désigne traditionnellement l’agneau de Dieu, devient chez nous L’agneau répond. Nous avons voulu que cet agneau ne soit plus une victime passive, mais un sujet à part entière, capable de nous regarder et de nous renvoyer la question : pourquoi ? Le Sanctus, chant de glorification, devient Satiété. Là, on ne célèbre plus une grandeur divine, mais l’excès de nos sociétés : étables surpeuplées, corps anonymes, mécanismes d’oppression. Sur scène, une simple pompe à lait produit un son répétitif, oppressant, qui transforme l’espace en un lieu étouffant, invivable. Le langage liturgique devient critique, organique, vivant.
Entre musique ancienne et composition contemporaine, ton livret navigue à travers les siècles. Qu’est-ce qui a guidé vos choix musicaux et leur agencement dans la pièce ?
Avec Lukas Huber, compositeur contemporain, et Abélia Nordmann, directrice de l’ensemble Novantik Project Basel, nous avons sélectionné des oeuvres qui résonnent avec notre propos. Certaines pièces datent du 17e siècle, d’autres sont créées pour le spectacle. Par exemple, une berceuse de Merula chantée par Marie à l’enfant-Jésus évoque le futur martyre de son fils. Cette poignante préfiguration nous a rappelé le paradoxe des éleveurs : ils nourrissent les animaux avec soin, tout en sachant qu’ils seront bientôt abattus. Tendresse et cruauté se confondent. C’est ce dialogue entre esthétique ancienne et pensée contemporaine qui structure le livret.
La dimension plastique de la pièce est saisissante. Peux-tu revenir sur ta collaboration avec la scénographe Theres Indermaur ?
Je travaille avec Theres depuis longtemps dans une confiance mutuelle. Je ne voulais pas d’une esthétique de la boucherie. Pas de sang, pas de chairs mortes. Et en même temps, il était crucial d’évoquer la viande, dans sa présence quotidienne, banalisée. Theres a conçu un paysage de saucisses en tissu : à la fois absurde, drôle, et glaçant. Ce contraste est essentiel : les corps des interprètes paraissent plus vivants que jamais, alors même qu’ils émergent de ce décor de viande factice. La matière devient signe.
Tes interprètes partagent-ils tes convictions éthiques ? Sont-ils tous vegans ?
Non, et je ne l’exige pas. Sur scène, nous formons une communauté diverse, humaine et non-humaine. Nacho et Guacamole, deux cochons nains, faisaient partie de l’expérience créative. Ils participaient aux répétitions, interagissaient avec les décors et les humains. Nous avons dû inventer un espace de cohabitation, où chacun pouvait exister selon ses propres modes d’expression. Ce processus a transformé beaucoup d’entre nous. Je suis devenu vegan en comprenant la violence systémique de l’industrie laitière. D’autres ont changé aussi, chacun à sa manière. Mais l’objectif était avant tout d’écouter, de ressentir, de coexister.
Quels étaient les défis d’intégrer des animaux au processus de création ?
Ça demandait de la patience, du respect, et beaucoup d’humilité. Quand Guacamole est tombée malade et est morte, ça nous a tous bouleversés. Nacho manifestait clairement des signes de deuil : agitation, tristesse, besoin de contact. Cette expérience du deuil a nourri la pièce. On ne peut pas parler de chair, de vie, de mort, sans les vivre un peu soi-même.
On sent un fil rouge dans ton travail : la question du pouvoir, de la domination, des corps instrumentalisés.
Oui. Que ce soit dans Traumboy ou ici, je questionne les rapports de domination : entre humains, entre espèces.Notre société accepte certaines violences (comme celle envers les animaux d’élevage) et en interdit d’autres (comme la prostitution librement choisie). Il est parfaitement légal d’acheter un morceau du corps d’un animal abattu contre son gré, mais illégal d’acheter le temps et le corps d’une travailleuse du sexe consentante. Cette hypocrisie m’indigne. L’art est un outil pour rendre visible l’absurde.
Te considères-tu comme un artiste militant ?
Oui, absolument. Mon art est une forme d’activisme. Il faut que les arts, la science, les médias et la politique agissent ensemble pour faire bouger les lignes. J’ai trouvé une plateforme, je m’en sers. Je veux plus de justice, plus de joie, plus d’empathie entre les humains et avec le vivant. L’art purement esthétique ne m’intéresse plus. Regarder un arbre me touche parfois davantage.
Cette pièce a été déprogrammée dans certains lieux. Comment expliques-tu cela ?
Par peur et hypocrisie. Une directrice a jugé inacceptable qu’on voie un touché rectal sur scène. Pourtant, cette scène fait référence aux pratiques d’insémination artificielle subies chaque année par les vaches. Des gestes dégradants qu’on inflige quotidiennement, mais qu’on refuse de regarder. Et pendant ce temps, on sert des cappuccinos au lait dans le hall du théâtre. C’est une contradiction de plus.
Tu as créé le personnage de Soya the Cow, une vache chanteuse engagée, féministe, sex-positive et antispéciste. Qu’est-ce qui t’a poussé à incarner cette figure ?
Soya est un moyen de sortir du cadre théâtral. Avec elle, je peux aller dans des écoles, des festivals, des tables rondes. Elle me permet de parler frontalement de sexualité, de spécisme, de consentement. Je travaille actuellement sur un album de musique électro-pop où elle chante la liberté, la désobeïssance, la sororité. Les animaux ont une voix. Ils la font entendre, par les cris, les meuglements, les comportements. Nous devons apprendre à écouter.
Vu au Théâtre Vidy-Lausanne. Photo Nelly Rodriguez.
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