Photo José Carlos Duarte

João dos Santos Martins « Traverser et interroger les danses du passé »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 mars 2017

Figure émergente de la scène portugaise, le danseur et chorégraphe João dos Santos Martins est notamment interprète pour Xavier Le Roy et Eszter Salamon. Après le duo Autointitulado aux Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis le printemps dernier, il revient en France avec sa dernière création Continued Project présentée au Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival Artdanthé.

Le Sacre du Printemps (2013), Autointitulado (2015) et Continued Project (2015) semblent s’inscrire dans une recherche continue autour de l’histoire de la danse et de son imaginaire. Comment s’articulent et quels sont les enjeux de ces trois projets ?

Dans Le Sacre (cosigné avec Min Kyoung Lee) notre principale préoccupation était de faire un marathon de danse et flirter avec les frontières de l’épuisement, danser jusqu’à en mourir. Cette idée du sacrifice nous a amenés à travailler à partir d’une dizaine de « danse de l’élu » extraites de pièces chorégraphiées sur la musique du Sacre du Printemps de Stravinsky. Notre attention s’est porté sur la manière dont nous avons été traversé par ces danses aussi bien à travers l’épuisement que la résistance. Les enjeux et les méthodes traversées dans Autointitulado (cosigné avec Cyriaque Villemaux) sont différents. « L’histoire » de la danse y est chorégraphié sous forme de collage d’âpres le travail de certain artistes ou une esthétique particulière. L’ensemble du travail consiste à créer des chorégraphies qui se rapprochent de certains clichés de danse ou de références historiques. Contrairement à ce qu’on peut penser en voyant le spectacle, les danses que nous interprétons ne sont pas des reproductions des danses cités mais bien des chorégraphies que nous avons inventées. Avec Continued Project, l’idée était de regarder comment certaines chorégraphies suggèrent des modes de collectivité, de les mettre en place, et de voir comment ils opèrent sur nous.

Ces différents axes de recherches sont des moyens de produire le mouvement. La chorégraphie n’est plus fondé sur une technique spécifique mais sur un ensemble d’idées et de concepts. Les pratiques discursives dans la danse ont, il me semble, toujours manqué de contexte historique, aujourd’hui ces enjeux historiques sont en train de changer. Yvonne Rainer était plus ou moins précurseuse avec ces questions là. Son travail est très référencé, mais ça reste très sous-jacent. Je suppose qu’il n’a pas assez circulé à son époque pour pour en faire une mode. D’une certaine manière, on pourrait dire que j’ai tendance à me relier à l’Histoire d’une façon anthropologique, en cherchant des généalogies de la danse, et en essayant de les articuler et de les matérialiser. On a l’habitude d’ignorer ou à trop généraliser l’histoire de la danse, alors qu’on devrait plus souvent se positionner face à elle.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de Continued Project ?

En 2011 j’ai participé à un atelier dans le cadre d’e.x.erc.e à Montpellier avec Xavier le Roy et Christophe Wavelet. Ils nous ont proposés de travailler sur les matériaux de Continuous Project Altered Daily (1970) d’Yvonne Rainer, projet que le Quatuor Albrecht Knust avait reconstruit dans les années 90. Ce projet fut l’un des moments les plus importants dans ma formation en danse et explique peut être la façon dont je perçois ma pratique aujourd’hui. Ce temps de recherche fut l’occasion de discussions et de grands débats sous tensions. Nous avons d’ailleurs présenter notre version de Continuous Project Altered Daily au Festival d’Automne à Paris en octobre 2011 (dans le cadre d’Attention sorties d’écoles au Théâtre de la Cité internationale, ndlr). Cette présentation ne matérialisait cependant pas les tensions que ce travail avait produites sur nous. Ce processus, fondé sur une conscience discursive entre savoir historique et réflexion théorique, a réellement affecté mon mode de penser et de faire. Suite à cette expérience, j’ai souhaité donner une continuité à certaines des pratiques traversées pendant ce temps de recherche.

Comment s’est élaboré le corpus à partir duquel vous avez travaillé ?

Le corpus s’est construit au fur à mesure des répétitions. Ce projet est vraiment né à partir d’un désir de travailler avec ces interprètes. J’ai fais le choix de réunir une équipe qui ne se connaissait pas afin de débuter le travail de recherche par une phase de rencontre et de débat, aussi bien généraux que personnel. Nous avons d’abord regardé de nombreuses vidéos de danse avant de discuter sur la façon dont ces chorégraphies articulaient technique et discours et comment certaines idéologies étaient mises en pratique dans l’encadrement de ces techniques. Nous nous sommes principalement concentré sur des « vieilles danses », qu’on appelle aujourd’hui modernistes. En parallèle, nous pratiquions tous les jours le Triangle Game de Lisa Nelson (Née en 1949 à New York, Lisa Nelson explore depuis les années 70 le rôle des sens en relation avec le mouvement. L’exercice Triangle Game consiste à se déplacer dans un espace avec d’autres danseurs en mouvement dans son champs de vision tout en essayant de former un triangle isocèle avec deux d’entre eux, ndlr.) avec la présence d’un pianiste, qui essayait de nous influencer avec le rythme et la vitesse de sa musique. Le travail avec les interprètes était fondé sur une dynamique de questions-réponses. Quand nous étions face à une impasse, nous faisions des triangles, et quand nous étions fatigués, nous parlions. Ce travail a commencé à prendre forme après la présentation hâtive d’une étape de travail lors d’une sortie de résidence à Montpellier. On avait décidé de présenter le contenu de notre recherche jour par jour avec de petites démonstrations.

Le médium danse et l’archive entretiennent depuis toujours des rapports sous tension. Comment dialoguent-ils dans Continued Project ?

Continued Project peut se lire comme plusieurs chapitres dont chacun articule trois éléments : une performance, une archive et un commentaire. Chacun de ces éléments s’affectent et parfois se juxtaposent. La source peut aussi bien être activée oralement par les interprètes que projetée sur un écran. Par exemple, le spectacle commence avec une répétition d’une danse d’Isadora Duncan tandis qu’un texte écrit par Duncan est lu à voix haute. Créer une danse sur le mode de la répétition permet de mettre en pratique les principes de la chorégraphie. Cette méthode permet de faire apparaître le substrat de la danse, au lieu d’en être le simple reenactment. Faire dialoguer la danse pieds nus de Duncan (nous retirons nos chaussures pendant la répétition) avec cet écrit teinté de révolution permet de voir comment forme et discours s’articulent dans l’oeuvre de Duncan.

Quels sont les enjeux de faire dialoguer pratique et théorie sur un même plateau ?

Faire cette distinction souligne déjà un paradigme qui gangrène la danse. Diviser la pratique de la théorie ou le corps de l’esprit – comme on le fait souvent à l’école – est la chose la plus infertile qu’on peut faire. C’est étrange de penser ces deux entités distinctement. Dans Continued Project les matériaux théoriques utilisés ne sont pas des manuels ou des textes scientifiques mais des textes écrit par des artistes sur leurs travaux, donc indissociable de leurs pratiques. Il nous arrive également de commenter nous-mêmes des documents historiques, comme pendant la projection d’un exercice de Rudolf Laban ou pendant un extrait d’Easy to Love (1953) choregraphié par Busby Berkeley. Je suppose que, d’après Jacques Rancière, nous essayons simplement de tisser des liens entre des modes de l’être, des modes du faire et des modes du dire.

Quel regard portez-vous sur l’Histoire ?

Je rejette catégoriquement la fétichisation de l’Histoire, elle n’est pas un sujet de travail, et je ne travaille d’ailleurs pas avec des « sujets » en général. L’Histoire est déjà là, et pour des raisons qui nous dépasse, les pratiques de danse l’ont toujours exclue. Peut-être parce que la modernité en danse est arrivée beaucoup plus tard que dans n’importe quel autre domaine des arts. Les plasticiens citaient déjà au début du XXe siècle des références historiques dans la réalisation de leur œuvre, citons L.H.O.O.Q (1919) de Marcel Duchamp à titre d’exemple, alors que les chorégraphes s’efforçaient de créer un champ « indépendant » pour la danse. Mon intérêt ne se porte pas ici sur une certaine esthétique de la danse, mais sur la façon dont nos corps contemporains peuvent être affectés par ces danses. Nous traversons et vérifions « l’Histoire » à travers nos propres corps.

La notion d’appropriation ou de citation en danse est toujours ambivalente, entre filiation et désir d’émancipation, faire la révolution avec l’héritage des maîtres. Dansez-vous avec ou contre les fantômes ?

La danse baigne encore aujourd’hui dans un étrange paradigme de la propriété intellectuelle, artistique et auctorial. À mes yeux, citer n’est pas synonyme d’affiliation. Si je danse avec les fantômes, c’est que je souhaite en faire l’expérience. Je pense qu’il s’agit ici d’un désir d’anthropophagisme ou de cannibalisme. Ces questions ont posé un véritable problème à l’un des interprètes pendant les répétitions de Continued Project qui ne voulait pas faire perdurer l’autorité de personnes mortes ou âgées. À ces yeux c’était également dangereux de copier des générations qui étaient liées au fascisme en Europe, avec la peur de tout mélanger dans une « soupe de l’horreur ». Ma génération, par contre, n’est plus façonné par un seul discours uniforme mais traversée par de multiples discours divergents. Nous ne dansons pas ce que nous sommes. Nous ne défendons pas toujours les choses que nous faisons, mais nous essayons de les faire en les interrogeant. Ce que nous dansons n’est pas ce que nous défendons en danse, à défaut des modernistes.

Continued Project, conception João dos Santos Martins, en collaboration avec Ana Rita Teodoro, Clarissa Sacchelli, Daniel Pizamiglio, Filipe Pereira et Sabine Macher. Piano Simão Costa. Lumière Ricardo Campos. Photos © José Carlos Duarte.