Photo José Carlos Duarte

João dos Santos Martins, Continued Project

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 mars 2017

Et si la chorégraphie n’était pas une forme, mais un outil pour penser les relations, traverser l’histoire et perturber les hiérarchies entre théorie et pratique ? João dos Santos Martins interroge ce que la danse produit, non seulement comme geste, mais comme discours, comme mémoire et comme manière d’être au monde. Dans cet entretien, le chorégraphe explore comment l’archive, l’imitation, la collectivité ou encore l’idéologie viennent affecter la création chorégraphique contemporaine.

Entre archives, réinterprétations et inventions, tes dernières pièces semblent explorer une même constellation de questions autour de l’histoire de la danse. Peux-tu présenter tes dernières pieces ?

Dans Le Sacre (cosigné avec Min Kyoung Lee), notre volonté était avant tout de construire un marathon chorégraphique, une traversée jusqu’à l’épuisement. Nous voulions littéralement danser jusqu’à la limite du corps, jusqu’à la mort même. Cette idée du sacrifice nous a conduit à explorer une dizaine de versions de la « danse de l’élue » provenant de chorégraphies construites sur la musique du Sacre du Printemps de Stravinsky. Ce n’était pas seulement une relecture historique, mais une expérience directe du corps traversé par l’effort, l’abandon et la résistance. Avec Autointitulado (cosigné avec Cyriaque Villemaux), nous avons pris une autre direction : la pièce travaille la question de l’histoire à travers un collage performatif, une forme de fiction historique créée à partir de gestes, d’esthétiques ou de pratiques chorégraphiques reconnaissables. Le spectateur croit voir des citations fidèles, mais il ne s’agit que de faux-semblants, des créations originales qui rejouent les effets d’une mémoire collective. Continued Project, quant à lui, propose de regarder la chorégraphie comme un dispositif relationnel : comment une danse propose un mode de collectivité, une façon d’être-ensemble, et comment cela nous affecte. Ici, la chorégraphie n’est plus un style ou une technique, mais un système d’idées et de tensions. La danse devient un outil critique, une manière de réécrire nos gestes à partir de leur héritage.

Peux-tu revenir sur la genèse de Continued Project ?

En 2011, j’ai participé à un atelier avec Xavier Le Roy et Christophe Wavelet à e.x.e.r.c.e à Montpellier. Ils nous ont proposé de travailler à partir des archives de Continuous Project Altered Daily (1970) d’Yvonne Rainer, une pièce que le Quatuor Albrecht Knust avait déjà tenté de reconstruire dans les années 90. Cette expérience a été décisive dans mon parcours : à la fois par son intensité collective, par les tensions qu’elle a fait surgir, mais surtout parce qu’elle a rendu manifeste la possibilité de penser la danse comme discours. Nous avons présenté une version de ce travail au Festival d’Automne à Paris en 2011, mais cette présentation ne rendait pas justice à la complexité des discussions traversées. L’envie de prolonger cette expérience s’est donc imposée comme nécessité.

Comment avez-vous initié le processus de recherche en studio ?

Le désir initial était de travailler avec des personnes que je ne connaissais pas, pour que la création commence par une rencontre, une sorte de table ronde permanente. Nous avons regardé ensemble des vidéos de différentes époques de la danse moderne et contemporaine, en nous demandant : qu’est-ce que cette danse fait ? Comment révèle-t-elle une vision du monde, une technologie sociale, une posture ? En parallèle, nous avons pratiqué tous les jours le Triangle Game de Lisa Nelson, avec un pianiste en direct qui perturbait notre perception spatio-temporelle. L’expérience de la musique vivante déstabilisait nos repères visuels et moteurs. Quand la discussion s’enrayait, nous faisions des triangles ; quand le corps était à bout, nous reprenions le fil de la parole. Le projet s’est donc construit à partir d’un va-et-vient constant entre corps et langage, entre expérience et documentation, entre appropriation et invention.

Dans Continued Project, tu met en dialogue l’archive avec la pratique et le commentaire. Quels effets cherches-tu à produire en croisant ces différentes dimensions ?

Il ne s’agit pas de hiérarchiser ces éléments, mais de les faire coexister, se contaminer, parfois même se contredire. Dès le début du spectacle, par exemple, une danse inspirée d’Isadora Duncan est répétée collectivement pendant qu’un texte de Duncan est lu à voix haute. On ne cherche pas à illustrer un propos, mais à mettre en friction deux gestes d’énonciation : celui du corps et celui de la parole. Cette structure met en crise l’idée même d’une séparation entre pratique et théorie. À mes yeux, penser ces deux régimes comme dissociables revient à reconduire une hiérarchie obsolète. Dans Continued Project, les textes que nous mobilisons ne sont pas des références abstraites ou académiques, mais des écrits produits depuis l’expérience, depuis la pratique. Ce sont des objets performatifs, des pensées incarnées. L’archive, de la même façon, n’est pas convoquée pour être citée ou vénérée, mais pour être réactivée, déformée, interrogée. Le plateau devient alors un espace de dérèglement : un lieu où les formes de dire, de faire et d’être entrent en tension, pour reprendre les mots de Rancière. Ce n’est pas une théorie qu’on applique à une pratique, ni une pratique qu’on commente à distance : c’est une expérience où les deux s’engendrent mutuellement, parfois dans le malentendu, parfois dans la collision.

Quel regard portes-tu sur l’Histoire ?

Je refuse de travailler l’Histoire comme un objet à contempler ou à sacraliser. Je ne veux pas faire de l’Histoire un sujet, mais un milieu, une matière vivante que l’on traverse avec nos corps actuels. La danse moderne, contrairement à d’autres arts, a voulu couper avec la tradition, s’auto-générer. Ce fantasme d’autonomie a évacué la mémoire.Aujourd’hui, je veux éprouver cette mémoire : pas pour la valider, mais pour la mettre à l’épreuve de notre présent.

La notion d’appropriation ou de citation en danse est toujours ambivalente, entre filiation et désir d’émancipation. Danse-tu avec ou contre les fantômes ?

La danse baigne encore aujourd’hui dans un étrange paradigme de la propriété intellectuelle, artistique et auctorial. À mes yeux, citer n’est pas synonyme d’affiliation. Si je danse avec les fantômes, c’est que je souhaite en faire l’expérience. Il ne s’agit pas de leur rendre hommage mais de les dévorer, les intégrer, les détourner. C’est une logique cannibale, comme dans l’anthropophagie brésilienne : digérer l’autre pour produire du nouveau. Cela a provoqué de vrais débats pendant les répétitions : un des interprètes refusait d’incarner des figures associées à des périodes sombres de l’Histoire européenne, de peur de valider leurs idéologies. Mais justement, je crois qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus portés par une seule héritage dominant. Nous sommes traversés par des discours multiples et parfois contradictoires. Nous dansons ce que nous ne comprenons pas encore tout à fait, nous faisons avant de décider si nous cautionnons. Ce n’est pas une posture cynique, c’est une méthode critique.

Vu au Théâtre de Vanves. Photos José Carlos Duarte.