Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 26 août 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Arkadi Zaides.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Je suis né en Biélorussie, à l’époque de l’URSS, et mes tout premiers souvenirs de danse remontent à mon enfance dans un immeuble soviétique de neuf étages. Je me rappelle avoir enfilé le costume traditionnel d’un groupe de danse folklorique biélorusse dans notre appartement : une chemise blanche à manches longues, brodée de motifs rouges géométriques, un pantalon fluide en soie, et de hautes bottes rouges. Je me préparais pour un spectacle dans un théâtre, mais une fois sur scène, j’ai totalement oublié la chorégraphie. J’ai improvisé tant bien que mal, et le résultat était désastreux. Ce souvenir est resté très présent dans ma mémoire, presque comme un rêve. Pourtant, des années plus tard, ma mère m’a affirmé que je n’avais jamais participé à un groupe de danse ni porté ce costume. Cela m’a troublé. Était-ce un souvenir réel ou le fruit de mon imagination ? Quand j’ai immigré en Palestine/Israël à l’âge de onze ans, j’ai rejoint un groupe de danse folklorique israélienne à l’école. Ces danses évoluent sans cesse, elles se réinventent en fonction du pays où elles émergent, un pays qui, parfois, efface des chapitres entiers de son histoire, comme les massacres de Palestiniens. Intégrer ce groupe m’a aidé à m’intégrer, à trouver ma place. C’était une manière de m’ancrer dans un nouvel environnement. Il y a trois ans et demi, j’ai quitté Israël pour entamer un nouveau voyage. Ce n’est qu’avec le recul que je réalise que ce départ fut ma seconde immigration, cette fois vers l’Europe.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
Quand on est immigrant, la première chose qu’on apprend, c’est l’improvisation : naviguer dans un territoire inconnu, une nouvelle langue, un système administratif opaque, un climat inhabituel, des goûts étranges, des routines différentes. Ce processus peut être dur, intimidant, déstabilisant, mais il porte aussi en lui un vrai potentiel créatif. La créativité devient une stratégie de survie. Pour moi, c’était donc assez naturel de me tourner vers les arts. Dans le parcours de migration, le corps change aussi. Il est souvent traversé par l’incertitude, l’instabilité, l’agitation et l’anxiété. Toutes ces expériences s’accumulent, et finissent parfois par paralyser. Le mouvement m’a permis de dépasser ces blocages, de me déplacer, au sens propre comme au figuré, d’un état physique et émotionnel à un autre. Au début de ce parcours, j’ai rempli mon emploi du temps avec des activités physiques : j’ai commencé par la natation, puis j’ai rejoint un groupe de danse folklorique. Le mouvement est devenu une manière de digérer ce que je vivais. Petit à petit, ce chemin a pris une dimension professionnelle. J’ai découvert le mouvement comme un outil de guérison, mais aussi comme un vecteur d’idées, capable de porter un discours, de construire une identité collective ou nationale. Ce n’est donc pas un hasard si la chorégraphie est devenue pour moi un moyen d’explorer et de questionner un contexte social et politique plus large.
En tant que chorégraphe, quelle danse veux-tu défendre ?
Face aux bouleversements actuels, la montée de l’intégrisme, du populisme de droite, du racisme, il ne faut pas sous-estimer l’importance de chaque occasion de s’exprimer dans l’espace public. Dans le monde de l’art, on peut distinguer deux grands courants. Le premier défend l’idée que « créer une œuvre d’art est en soi un acte politique » et que, « tant que les artistes existent, créent et pensent librement, même si leur travail n’est pas parfait, même s’il touche peu de gens, ils rappellent aux décideurs que derrière chaque citoyen, il y a un visage, pas juste un chiffre ». Je suis devenu assez sceptique face à cette vision, surtout quand on regarde les dynamiques de pouvoir à l’intérieur des institutions artistiques, et le profil social très homogène des publics qu’elles attirent. En Europe occidentale, on met en avant la valeur de « diversité », mais dans les faits, les personnes qui dirigent ces institutions, tout comme la majorité des spectateurs, restent majoritairement blanches. Je me reconnais plutôt dans un second courant : celui qui affirme que l’art, et en ce qui me concerne, la chorégraphie, a un rôle à jouer, activement, dans le champ politique et social. J’essaie de m’y engager concrètement, à travers les thèmes que je choisis d’aborder, et la manière dont je décide de les traiter.
En tant que spectateur, qu’attends-tu de la danse ?
Depuis des années, à travers mon travail, je cherche à ouvrir des débats sur des questions politiques et sociales sensibles. Je répète souvent que chacun de nous, artiste, chorégraphe, mais aussi citoyen, devrait jouer un rôle actif dans la construction de notre avenir. Les forces fondamentalistes et néolibérales agissent sans hésitation, là où la gauche politique reste souvent prudente. Alors c’est à nous d’imaginer nos propres stratégies de résistance, à travers ce que nous faisons et ce que nous disons. Mes attentes envers la danse ne sont pas différentes de celles que j’ai envers d’autres domaines capables d’influencer notre réalité politique. J’essaie de me rappeler, et de rappeler aux autres, que chacun de nos gestes, nos préférences, nos désirs, sont profondément politiques. Nous avons tous une part de responsabilité.
Selon toi, quels sont les grands enjeux de la danse aujourd’hui ?
Pour moi, la chorégraphie est avant tout un outil d’enquête, une façon d’explorer ce qui se passe dans un contexte sociopolitique plus large. Les sujets sont nombreux : les enjeux écologiques, les inégalités de genre, les injustices politiques, les fractures sociales, les droits LGBTQ, les questions migratoires, etc. Mais au-delà des thèmes, ce sont surtout les pratiques et les stratégies que je trouve passionnantes. Comment, à travers le mouvement, peut-on proposer un autre regard sur la réalité ? Comment dépasser les codes esthétiques anciens, les conventions figées ? Comment résister à la norme, troubler les formes attendues, bousculer nos gestes artistiques ? Peut-on se servir de la danse pour révéler ce qui reste caché aux yeux du public ? Quels autres médiums, quels champs de recherche, peuvent venir enrichir notre démarche artistique et faire naître des expériences de scène plus ouvertes, plus hybrides ?
À tes yeux, quel rôle un artiste doit-il jouer dans la société aujourd’hui ?
Aujourd’hui, la danse contemporaine s’appuie souvent sur le passé pour éclairer le présent. On convoque la mémoire de figures historiques de la danse, on recrée des pièces anciennes, on fait référence à des événements politiques passés, même extérieurs au champ artistique. Lors d’une conférence à Berlin en 2017, le théoricien politique Oliver Marchart a développé une idée que je trouve particulièrement inspirante : celle de la « pré-intervention ». Pour lui, il s’agit d’une performance anticipée d’un événement politique futur, un acte artistique qui préfigure un conflit réel à venir, une forme d’explosion en suspens. En s’appuyant sur la science politique, Marchart relie cette idée de conflit à une agitation nécessaire, comme dans la Russie révolutionnaire, où l’objectif n’était pas de « transmettre la bonne vision du monde », mais de déranger, de provoquer l’inquiétude, de réveiller les consciences. Il nous appelle, nous les artistes, à nous engager pleinement, politiquement et socialement, et à intervenir de manière radicale, dérangeante, avant que les conflits n’éclatent. À devenir, en quelque sorte, les oracles d’un futur politique et social.
Comment vois-tu la place de la danse dans l’avenir ?
Le mouvement est au cœur de la vie humaine, mais aujourd’hui, les fondations de cet équilibre fragile sont menacées. On assiste à une sorte de chorégraphie à grande échelle : une transformation lente, mais profonde, de la scénographie que représente notre planète, et de ses interprètes que nous sommes, les humains. Alors, à quoi servons-nous, nous, artistes et chorégraphes ? Comment utilisons-nous nos ressources ? Comment profitons-nous de l’espace du débat public ? Ces questions deviennent de plus en plus sensibles à mesure que nos voix s’affaiblissent face aux idéologies néolibérales et aux discours étatiques. Dans les années à venir, nous devrons sans doute défendre encore davantage la place de l’expression artistique, et plus spécifiquement celle de la chorégraphie, dans la société. Ceux qui seront appelés à le faire en premier seront sûrement celles et ceux qui persistent à créer un travail agité, perturbateur, en rupture. Des contre-mouvements, des contre-chorégraphies continueront d’émerger. Mais dans des sociétés de plus en plus verrouillées, repliées sur elles-mêmes, conservatrices, ces voix deviendront plus vulnérables, et par là même plus nécessaires. Elles seront le signe vivant d’une vraie résistance.
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