Photo © Bea Borgers

Portraits d’été : Alice Ripoll

Publié le 21 août 2019

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Alice Ripoll

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont liés au « Grupo Corpo », une compagnie brésilienne incroyable qui mêle danse moderne et contemporaine avec différents styles populaires du Brésil. La première fois que je les ai vus, j’avais environ 13 ans, j’étais avec mes parents. C’était inoubliable. Le public restait calme, mais moi, j’avais juste envie de sauter sur ma chaise. Ma petite sœur, qui devait avoir 6 ans, était assise à côté de moi et riait sans arrêt. Je n’ai jamais oublié son visage, ni la façon dont elle arrivait à montrer ce que je ressentais sans pouvoir le faire moi-même. Petite, j’ai pris des cours de jazz. J’adorais ça, mais j’avais du mal à retenir les chorégraphies et à faire entrer mon corps dans les « bonnes » formes. À l’adolescence, j’étais timide et très mal dans ma peau. Je passais beaucoup de temps seule dans ma chambre à expérimenter des choses avec ma voix et mon corps, sans me dire que ça pouvait ressembler à de l’art. Et même si je l’avais pensé, j’aurais été trop gênée pour le partager.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

Je suis entrée à l’université pour étudier la psychologie, avec l’idée de devenir psychanalyste. J’ai entendu parler d’Angel Vianna, une école très reconnue au Brésil pour la danse et la rééducation corporelle. J’y suis allée en me disant que j’allais y étudier les thérapies corporelles… mais au fond, j’étais attirée par la possibilité de danser. Je savais que c’était un lieu différent, plus généreux, plus ouvert sur la question de qui peut danser et comment. Une fois sur place, j’ai bien sûr appris à danser, mais j’ai surtout appris des choses sur la liberté, sur l’humain. C’est là que j’ai commencé à croire que ce que je ressentais pouvait avoir sa place dans l’art. J’y ai trouvé un espace pour rêver, pour espérer, pour construire d’autres mondes. Il m’est arrivé de sortir d’une œuvre tellement bouleversée que je me disais : je veux essayer, moi aussi, d’offrir ce genre d’expérience aux autres.

En tant que chorégraphe, quelle danse veux-tu défendre ?

Je cherche une danse qui donne d’avantage de liberté à tout le monde, à toutes les personnes impliquées. C’est une activité qui demande une posture particulière des interprètes. Ils ne font pas que reproduire une chorégraphie, ils occupent une place dans le monde. Je défends une danse qui résiste aux effets de mode, aux stéréotypes, et où chaque personne engagée dans le processus, artiste, interprète, spectateur·rice, ressort transformée. J’ai envie de croire qu’une seule expérience artistique peut élargir nos possibilités de vivre, nous donner accès à d’autres manières d’exister, et rendre notre monde un peu plus vaste. Je défends une danse en mouvement, une danse qui évolue sans fin, parce que nous sommes, nous aussi, en transformation permanente. Je cherche une danse qui peut accueillir et approcher la complexité d’un être humain, avec ses profondes contradictions, et qui persiste à choisir, avec toutes les difficultés, un chemin d’amour, de respect et de lutte contre les forces qui cherchent à détruire la vie.

En tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ?

Quand je vais voir de la danse, j’espère que quelque chose va se déclencher dans mon corps. J’ai envie d’être touchée physiquement, de sentir que mes pensées quittent la logique rationnelle. Je suis quelqu’un de très cérébral, alors j’adore quand je ne comprends plus rien, quand j’ai juste envie de me lever de ma chaise pour bouger avec ce que je vois. Ce que j’aime dans la danse, c’est la manière dont elle prend nos pensées et les emmène ailleurs, les fait bouger, les fait danser, sans qu’on ait besoin de bouger soi-même. Pour moi, la danse est sensorielle, comme le sexe, la nourriture, le toucher. C’est une question de sensation. Plusieurs spectacles m’ont marquée : « Bach » de Grupo Corpo, « Monocromos » de João Saldanha, « De repente tudo fica preto de gente » de Marcelo Evelin, les films de DV8 comme « Dead Dreams of Monochrome Men » ou « Strange Fish »… et plein d’autres.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Même si j’apprécie certaines formes plus « écrites », ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les interprètes. J’aime voir leurs singularités, leurs émotions, s’exprimer dans leurs gestes. Je m’attends à ce que le·la chorégraphe suive une certaine vérité, urgente ou importante pour lui. Iel doit rester fidèle à ce qu’il ou elle ressent de plus essentiel. Je pense que la pire chose qui puisse arriver à un·e artiste est de suivre l’opinion des autres, des programmateur·rice·s, ou cherche à reproduire ce qui a « marché » ailleurs. J’aime aussi sentir que les interprètes s’intéressent à ce qu’ils font, qu’ils se sentent représenté·e·s par la pièce, qu’ils la défendent et qu’ils ne reproduisent pas seulement les recherches des autres. Et parfois, j’ai la sensation que les danseur·se·s ne sont pas respecté·e·s. Ce manque de respect peut prendre plusieurs formes, mais celle qui me dérange le plus, c’est quand une douleur physique ou émotionnelle est utilisée de manière égoïste par un·e chorégraphe. Dans ces cas-là, j’ai juste envie de quitter la salle.

Selon toi, quel rôle doit avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

Je pense que les artistes ont un rôle précieux quand ils ou elles parviennent à offrir une sorte de portrait historique de leur époque. Un peu comme les journalistes qui couvrent des événements, ou les historien·ne·s qui analysent les faits, les artistes posent un regard sur le monde, à partir de leurs rêves, de leur poésie. Ils fabriquent de nouvelles pensées, donnent corps à des intuitions, avec ou sans lien direct à la réalité. Et à travers cela, ils proposent une vision, une compréhension du monde et de la société.

Comment vois-tu la place de la danse dans l’avenir ?

Aujourd’hui, avec un gouvernement d’extrême droite au Brésil, les arts sont attaqués de toutes parts. Il est difficile de savoir si la danse, en tant qu’art, pourra continuer à exister dans les théâtres, les universités, les festivals. Je connais beaucoup d’artistes brésilien·ne·s qui ont arrêté parce qu’ils ou elles ne trouvaient plus de soutien. Mais dans la rue, la danse ne s’éteindra jamais. La culture brésilienne est profondément liée au mouvement. Les gens dansent depuis tout petits, inventent des gestes, des façons d’être au monde. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, mais je reste convaincue que la danse est l’art du futur. Peut-être parce que c’est l’expérience sensorielle la plus contemporaine, ou peut-être la plus ancestrale. Une expérience que ni la technologie, ni les mondes virtuels ne pourront jamais remplacer.

Photo Bea Borgers