Photo ©MarcCoudrais

W.i.t.c.h.e.s Constellation / Déclinaisons sorcières

Par Marie Pons

Publié le 25 mai 2018

Au coeur du festival bruxellois kunstenfestivaldesarts qui assemble les formes audacieuses de la performance, du théâtre de la danse et des arts visuels la chorégraphe Latifa Laâbissi et la curatrice Anna Colin ont présenté le programme W.i.t.c.h.e.s Constellation composé de plusieurs parties : une performance signée Paul Maheke, Ecran somnambule et Witch noises deux pièces de Latifa Laâbissi. Dans chacune, les corps en scène se font médiums, transmetteurs de forces venues d’ailleurs, livrant au cours de la soirée de subtiles apparitions des matières sorcières.

A Familiar Familial Place of Confusion

Dans une ambiance vénéneuse, baignée d’un halo vert qui luit comme la quenouille ensorcelée par Maléfique, un trio nous accueille. Une lectrice-conteuse debout devant un micro, un musicien de profil assis au fond, et un danseur, qui glisse sans bruit dans l’espace, entre les deux. Rassemblée par l’artiste visuel et performer Paul Maheke – qui danse ici – il s’agit d’une fratrie en scène, une soeur et deux frères, qui fouillent ensemble les liens existants entre leur famille et l’énergie sorcière, durant la quarantaine de minutes que dure A Familiar Familial Place of Confusion.

Leurs trois corps, avec leurs modes d’expression verbale, sonore et dansée sont ici matériaux conducteurs, relais, passeurs des modalités d’une énergie sorcière, pour nous faire entrapercevoir les multiples formes que celle-ci peut revêtir. La danse de Paul Maheke évolue dans une gestuelle proche du voguing mais qui tire vers l’abstrait. Sa danse est poreuse, il murmure sans cesse des mots entre ses lèvres tout en se déplaçant doucement à travers l’espace. Une danse comme support révélateur des histoires de sorcier.ère.s plantées par les mots de sa soeur dans « la nuit de l’imaginaire ». Frayant avec l’effroi, la dévoration, le sorcier ou la sorcière est ici créature multiforme et mortifère, une force qui circule plus qu’un corps identifiable. La sorcière est chasseuse, cannibale, sans genre, avec un serpent dans le ventre. C’est une matière qui investit les corps, dévore les âmes, s’infiltre de manière invisible dans un monde où les esprits cohabitent avec les vivants et les fantômes rôdent en tout lieu. Une identité fluide, qui circule par sa puissance de métamorphose et a le pouvoir d’effrayer par là-même. On perçoit la façon dont l’énergie sorcière se lie à la recherche menée par Paul Maheke sur les corps queer et racisés, et à l’attention qu’il porte aux couches d’archives qui constituent un corps vivant, s’intéressant à toutes les possibilités de réagencement que ce corps contient en puissance.

Dans les mots, il est aussi question de kindoki et ndoki qui renvoient à la pratique de la sorcellerie au Congo, d’où est originaire une part de la famille, dont la présence et la puissance irrigue le texte et la performance. La sorcière dépasse ici l’individu pour se répandre comme une fumée toxique et invisible, potentiellement partout. On en sort enveloppés comme lors d’une pratique rituelle tressée par les mots et les sons, qui tissent aux côtés de la danse une toile dense et dangereuse.

La danse de la sorcière

Côtoyant les déclinaisons sorcières depuis de nombreuses années, Latifa Laâbissi poursuit quant à elle un travail de cohabitation et de revisitation de La danse de la sorcière, solo mystérieux et envoûtant composé par la danseuse allemande Mary Wigman dans une première version en 1914 puis en 1926. Il subsiste un fragment vidéo et la mémoire de quelques danseuses pour garder un lien tangible à cette danse née de nuit, où Wigman écrit se sentir prise par « quelque chose » qui la dépasse et compose une danse hagarde, possédée par une « intoxication rythmique » qui la cloue au sol et met tout son corps en tension. Dans la version dansée par Wigman, un masque japonisant couvre son visage, une robe moirée dissimule son corps. Ses gestes brusques, contractés à l’extrême, archaïques, sans que l’on sache où elle puise son matériel, restent une matière vive et indomptable.

Latifa Laâbissi est une des premières à s’emparer de la créature sorcière et à la transformer en l’incarnant. Elle plonge dans cette danse en 2012 avec Ecran somnambule, en en proposant une version étirée dans le temps, où mouvement et musique deviennent une pâte élastique couvrant 32 minutes. C’est cette danse à laquelle on assiste en premier. Un suspense et un effroi s’installent dès l’instant où la figure apparaît au centre, presque flottante dans l’espace où le noir savamment sculpté par la lumière d’Yves Godin extrait le corps assis de son environnement, qui en devient presque une projection astrale. Vêtue d’une robe-mue de serpent ouverte dans le dos et d’un masque moulé sur son propre visage, Latifa Laâbissi s’accroche aux moindres gestes de cette danse pour en dérouler le cours ralenti, détachant chaque mouvement de phalange, tous animés de la « rapacité mauvaise » décrite par Wigman. La mise en tension opérée par Laâbissi ici fait serrer les dents, craindre la stridence, et sursauter à tous les coups lorsque son corps tendu relâche soudainement, soutenu par le crash sonore des cymbales.

Dans cet étranglement du temps, on mesure que la danse de la sorcière est plus que jamais chargée de présences invisibles. Ce visage masqué et immuable qui nous fait face, presque méditatif, devient support d’autres figures possibles. Un malaise naît dans l’espace entre le public et la danseuse, tant la figure attire et hypnotise autant qu’elle repousse. Cette sorcière là nous place dans un état d’inquiétude vive, dans la nécessité d’une attention redoublée au monde. Puis, alors que la danseuse s’est mise debout, un musicien entre en scène pour la chasser au son de baguettes de bois frottées l’une contre l’autre, produisant un rythme qui engloutit dans l’ombre la présence sorcière. On entre dans Witch noises. Cookie, percussionniste génial souvent vu chez Marlene Monteiro Freitas et accompagnant depuis longtemps le travail de Latifa Laâbissi, incarne à son tour une présence inquiétante, un peu automate, au visage peint, qui agence sa batterie de percussions et joue un temps seul. Il déride l’atmosphère avec un jeu rappelant un personnage de film expressionniste.

Lorsque Latifa Laâbissi réapparaît en scène, elle est vêtue d’une masse de cheveux corbeaux qui enveloppe tout le haut du corps et descend jusqu’aux genoux. Le masque s’est mué ici en maquillage – visage grimaçant blanc et traînées rouges appliquées sur les yeux, étirées le long des tempes – qui renvoie vers l’Asie. C’est à présent un duo donc, qui fait le lien avec Phasmes (2001) où la percussion accompagnait déjà cette même danse. Dansée à « vitesse normale » cette version de la danse de la sorcière se crée dans un espace d’écoute, d’écho entre les deux interprètes. Ils y convoquent un certain nombre de spectres. Outre celui de Mary Wigman, il y a la présence de Mary Anne Santos Newhall, danseuse qui a transmis sa version du solo à Laâbissi, des fantômes japonais, ceux d’un buto remanié, une compilation de corps passés traversés par la puissance sorcière. Une cohabitation de « figures toxiques » comme les nomme Latifa Laâbissi, comme un moyen de donner chair à ce qui a été mis au ban, violenté dans sa singularité. Ici, il s’agit de déborder des marges pour en prendre soin.

Dans la dernière image de la soirée, la sorcière Laâbissi se retourne vers nous dans un flash saisissant, faisant tomber par ce volte-face le noir abrupt, figeant une dernière fois en nous l’image d’une peur créatrice de possibles.

Vu à Charleroi danse / La Raffinerie, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. A Familiar Familial Place of Confusion, conception Paul Maheke. Witch noises / Ecran somnambule, de et avec Latifa Laâbissi. Costumes Nadia Lauro. Lumières Yves Godin. Percussions Cookie. Sons Olivier Renouf. Direction technique Ludovic Rivière. Photo © Marc Coudrais.