Photo © Emile Zeizig

Répertoire Cecilia Bengolea & François Chaignaud

Par Nicolas Garnier

Publié le 6 avril 2017

Depuis 2005, les danseurs et chorégraphes Cécilia Bengolea et François Chaignaud sont engagés dans une conversation dansée débordante et exigeante dont le Centre National de la Danse à Pantin vient de proposer une rétrospective, avec huit de leurs pièces. Pour chacune de leurs propositions, les deux danseurs mettent en jeu leurs expériences respectives, oscillant ostensiblement entre héritage classique et apports exogènes. Nourris des scènes musicales alternatives, ils s’emparent de ce riche patrimoine vernaculaire pour faire exploser les conventions chorégraphiques. Accompagné d’une série de collaborateurs ponctuels, le duo, regroupé sous l’étiquette Vlovajob Pru, enchaîne les performances physiques foisonnantes à la gestique débridée qui ne manquent pas de susciter chez le spectateur les réaction les plus contradictoires. Impossible de rester impassible devant l’exploit physique que représentent presque immanquablement leurs partitions. Dans l’univers de Bengolea et Chaignaud, les corps, tendus jusqu’à l’extrême, mettent à l’épreuve leur résistance dans un mélange toujours ambivalent de lutte et de grâce. Jamais quiets, jamais apaisés, ils expriment avec force et violence une forme d’exubérance vitale voluptueuse qui a besoin pour se sentir exister de flirter avec ses limites.

Suivant leur toute première collaboration Pâquerette (2008), Sylphides (2009) a tout autant valeur de manifeste. On y trouve déjà beaucoup des ingrédients qui seront ensuite réagencés avec imagination dans les spectacles suivants. Trois chambres à air noires sont disposées sur un plateau vide baignant dans un éclairage clinique. Après que les spectateurs aient pris place, les lumières se tamisent et une maîtresse de cérémonie entre en scène, aspirateur à la main. Lentement, sans mot dire, elle s’agenouille, l’air strict, auprès des masses sombres et aspire délicatement leur contenu. À mesure que l’air s’échappe, une silhouette commence à émerger, rappelant la technique de taille de Michel-Ange qui traitait ses blocs de marbre couche après couche, faisant ainsi sourdre la figure de la matière comme un corps dans un bain qui se vide. Une figure humaine émerge progressivement de la matière plastique, d’abord dans ses grandes lignes puis avec force détails. Des bras, des torses, des pieds et des visages pris au piège d’une nasse luisante et collante.

Les corps à la limite de l’asphyxie, raidis dans des postures de statues grecques, prennent péniblement vie et entament un ballet entravé où chaque geste est conquis sur la matière oppressante. La tension physique, qui est une dimension récurrente du travail du duo, atteint d’ores et déjà son paroxysme. L’expérience est d’ailleurs tellement éprouvante que Cécilia Bengolea et Ana Pi refusent aujourd’hui de réinterpréter la pièce, cédant pour l’occasion leur place à des nouvelles danseuses. La respiration se fait par la bouche à l’aide d’un unique tube qui se retrouve vite rempli de salive et de bave. Les silhouettes en latex noir errent et se heurtent quand elles ne sont pas guidées par la gouvernante. Sylphides reprend les codes visuels des pratiques sadomasochistes pour les faire dériver vers une chorégraphie antique à la fois précaire et hiératique.

Si dans Sylphides l’épreuve physique est l’enjeu central du spectacle, mise au premier plan par l’épuration du contexte, elle se retrouve de manière latente dans la totalité des œuvres du duo. Quelle que soit la partition chorégraphique, les corps l’exécutent toujours dans un certain inconfort, au seuil de la douleur naissante. Les visages des interprètes sont en proie aussi bien à des rictus tendus qu’à des sourires complices. La contrainte physique semble toujours préalable à une jubilation ambiguë. Douleur et extase vont de pair.

C’est par exemple le cas avec le trio Dub Love (2013), où la chorégraphie faunesque est entièrement réalisée en pointes. Cet exercice périlleux et traumatisant pour les pieds est ici érigé en manifeste, tout comme la figure du tourbillon, elle aussi récurrente. Embarqués dans des vrilles frénétiques les danseurs mettent à l’épreuve leur équilibre, à la limite de l’étourdissement. Le motif de la toupie dit quelque chose de ce que les deux artistes défendent dans leur pratique : une frénésie joyeuse qui fait éclater les frontières convenues par sa force centrifuge féroce et hystérique. Ce que le tourbillon fait aux repères sensoriels, Bengolea et Chaignaud veulent le faire aux catégories de la danse. Toutes les séparations supposées stables entre genres, entre haute et basse culture, entre répertoire historique et pratiques mineures sont rendues intenables dans leur monde tournoyant, instable et résolument dé-hiérarchisé.

Ainsi, les musiques des spectacles ne sont pas des réinterprétations plus ou moins savamment adaptées pour l’institution artistique. Non, les genres musicaux et leurs morceaux rentrent tels quels, joués par des dj’s actifs dans leur communauté, quitte même à ce que cela en devienne inconfortable pour les spectateurs qui sont alors invités à se munir de bouchons d’oreilles. On ressent dans ce simple geste d’accueil un profond respect pour ces cultures dans lesquelles les deux partenaires sont pleinement immergés. C’est cette immersion qui garantit un véritable mélange des genres, puissant et organique. On ressent la même passion et la même application dans l’exécution d’un pas de dancehall jamaïcain que dans la déclamation d’un vers du parolier français médiéval Guillaume de Machaut, comme c’est le cas dans DFS (2016) adapté pour l’occasion à l’espace confiné de La Pop (péniche accueillant une programmation éclectique autour des musiques mises en scène).

Si le défi physique est toujours sous-jacent, il est le prérequis à une vraie jouissance des corps. Ainsi après la torture physique de la première partie de Sylphides, les masses noires finissent par se fêler et, telles des chrysalides, laissent échapper les danseurs pris au piège. Ces derniers entament alors une chorégraphie virevoltante au rythme d’une musique gaie comme pour célébrer avec une franche candeur cette victoire sur l’entrave

Cette même sincère énergie se retrouve dans Altered Natives’ Say Yes to Another Excess – TWERK  (2012) où les danseurs, tout en froufrous fluo et angora, jubilent dans une célébration charnelle assumée. Le mélange des genres opère encore entre les assauts exubérants et désarticulés propres aux battles hip-hop et une gestuelle de duel galant, raidie, genoux arqués. Le popping discret de Ana Pi côtoie les génuflexions lascives du twerk. Les cinq partenaires alternent entre des solos, des duos et des moments collectifs pendant lesquels chacun semble exécuter sa partition à côté des autres dans une relative indépendance. Cette communauté semi-autarcique rappelle les pratiques festives de la danse où chacun vit sa propre expérience au sein d’un même groupe hétéroclite et peut, à tout instant, entrer en relation avec d’autres personnes, formant autant de micro-communautés éphémères.

Le duo Cecilia Bengolea et François Chaignaud défend une vision riche et délurée de la danse. Toujours à cheval entre l’érudition des formes canoniques et la vitalité des formes amateurs, ils créent un univers transgenre accueillant où toutes les traditions semblent pouvoir dialoguer et s’enrichir. Leurs spectacles exaltent une physicalité radicale, que ce soit à travers l’épreuve masochiste ou dans une franche ode au corps, y compris jusque dans ses soubassements les plus tabous. On sait par exemple l’importance de la zone du bassin et des fesses dans l’anatomie du duo. Après avoir célébré le sexe anal dès leur première pièce, c’est une même passion décomplexée et touchante du postérieur qui se retrouve dans Altered Natives’ Say Yes to Another Excess – TWERK. Les danseurs finissent enchevêtrés les uns derrière les autres, ne laissant plus apparaître à la lumière des néons fluorescents que leurs fesses fièrement exhibées. Comment alors ne pas voir ces culs dressés comme autant de poings levés contre la bienséance mortifère de l’institution.

Répertoire Cecilia Bengolea et François Chaignaud au Centre National de la Danse à Pantin, jusqu’au 31 mars. Photo © Emile Zeizig.