Par Wilson Le Personnic
Publié le 13 avril 2018
Les chorégraphes du 20e siècle n’ont jamais été aussi célébrés, en témoignent les nombreuses reprises contemporaines de pièces créées au siècle dernier. Figure majeure du Judson Dance Theater à New York, Lucinda Childs continue aujourd’hui de stimuler la curiosité et d’attiser l’inspiration des chorégraphes et danseurs contemporains. Après un premier programme débuté en 2014 avec trois solos créés dans les années 60 – Pastime (1963), Carnation (1964) et Museum Piece (1965), sa nièce Ruth Childs poursuit aujourd’hui l’exhumation d’une nouvelle série de pièces, questionnant à nouveau son héritage et la pertinence intemporelle de l’œuvre de sa tante, aujourd’hui devenue icône de la danse postmoderne américaine.
À quelques semaines de la création de The Goldfish and the Inner Tube avec le musicien et performer Stéphane Vecchione, Ruth Childs nous a invité dans son studio de danse, en partie occupé par une batterie et une trentaine de chambres à air XXL. À côté d’un aquarium qui accueillera la mascotte de son prochain spectacle, la chorégraphe revient sur sa motivation à remonter les premières pièces de Lucinda Childs : « C’était important à mes yeux de montrer ce qui s’est passé après les performances de la Judson, juste avant Dance. C’est un saut si énorme… pourtant c’est bien la même personne, avec sa même folie et sa même obsession. Et j’avais le sentiment que ce travail manquait de visibilité alors qu’il est pourtant fondateur, dans sa recherche mais également pour d’autres chorégraphes de l’époque. » Recréer ces pièces, c’est aussi réactiver leurs enjeux historiques, sociaux, contre-culturels : « Pour comprendre l’enjeu et l’endroit de la recherche où ces chorégraphes et danseurs étaient à cette époque, il fallait s’y mettre. Et pas seulement les danseurs et moi, le public aussi ! Comprendre ce que Lucinda imposait aux spectateurs à cette époque-là… C’était ce genre de radicalité. » Questionner son rapport au public, dégonfler la virtuosité des danseurs, se faire un corps politique : toutes ces problématiques restent encore aujourd’hui pleinement vivantes.
Reprendre ces pièces à partir des partitions originales n’a pas toujours été chose simple : « J’arrive plus ou moins à déchiffrer les partitions de Lucinda, mais j’ai dû faire un premier travail de décrassage, sur les déplacements, avant de déchiffrer le travail des bras. Les notations de Lucinda ne sont pas comme les partitions Laban : chaque pièce a sa propre méthode, une écriture spécifique. Il faut donc les clés pour pouvoir les lire avant de les interpréter », confie Ruth Childs. Parmi la quinzaine de pièces créées à cette époque, son choix s’est resserré sur quatre pièces des années 70, représentatives des recherches entamées par Lucinda Childs avant son légendaire Dance de 1979 : Particular Reel(1973), Calico Mingling (1973), Reclining Rondo (1975) et Katema (1978), qui ont pour dénominateur commun d’être toutes dansées en silence. À l’instar des configurations de présentation à l’époque de leur création, elles sont de nouveau jouées dans un espace carré, s’affranchissant des rapports traditionnels scène/salle par le dessin d’un espace quadrifrontal bordé par deux rangées de sièges.
Créée en 1973, Calico Mingling est aujourd’hui l’une des pièces les plus marquantes de cette période, sans doute grâce au film de Babette Mangolte, devenu célèbre, tourné en extérieur devant l’Université Fordham de New York. La projection de cette archive vidéo était d’ailleurs incluse dans le premier programme recréé par Ruth Childs, ce qui souligne son intérêt particulier pour cette pièce, jamais remontée depuis sa création. En forme de quatuor, la pièce suit une partition complexe pour quatre danseuses, faite de marches et de changements de trajectoires. « Lucinda a dessiné les trajectoires pour chaque danseuse, puis, avec du papier calque, elle a déplacé les lignes dans l’espace », décrit Ruth Childs en mimant avec ses mains le décalage des couches de papier. « C’est un véritable puzzle, mais c’est une pièce très agréable à danser une fois qu’on l’a intégrée. » Cette machine chorégraphique silencieuse, une fois lancée, fonctionne de façon indépendante, quasi-systématique.
Incarné par sa tante en 1978, le solo Katema est aujourd’hui interprété par Ruth Childs. L’écriture de cette pièce se concentre sur une seule trajectoire : une lente traversée du plateau, en diagonale. La partition traduit de multiples variations d’allers-retours, une marche vers l’avant : « Les pas des jambes sont très écrits, mais les bras sont très libres », souligne Ruth. Selon elle, la chorégraphie fait sans doute écho à l’environnement dans lequel l’artiste a grandi : « Lucinda a passé beaucoup de temps sur une petite île avec mon père. Il y avait dans ce solo une histoire de vague, de marée, qui remonte et qui retourne vers la source. C’est quelque chose de poétique que j’aimais. » Travaillée autant par le ressac de l’écriture chorégraphique que par ses souvenirs intimes, Ruth Childs insiste sur le potentiel évocateur des pièces de sa tante.
Reclining Rondo est un trio qui fait figure d’ovni dans le répertoire de Lucinda Childs. « Pour une danseuse contemporaine, le travail au sol est toujours un passage obligé – le travail de Lucinda, au contraire, est très vertical ; c’est sa seule pièce au sol. » La chorégraphie est construite sur la base de dix-huit mouvements que chaque danseuse exécute douze fois, toujours dans une direction différente. Seul le bruit des vêtements froissés accompagne les gestes. « C’est une pièce très difficile à exécuter », nous confie la chorégraphe en nous détaillant une partition sur son ordinateur : « Contrairement aux autres pièces de Lucinda, le rythme est très lent et c’est très facile de s’y perdre… C’est une pièce sur l’idée d’être ensemble alors qu’il n’y a pas de musique : comment respirer ensemble ? Il y a un rythme interne, mystérieux, et je trouve ça très poétique. »
Le programme se conclut avec Particular Reel, un second solo interprété par Ruth Childs. « C’est la partition la plus étrange », avoue-t-elle alors qu’un sourire se dessine sur son visage, révélant sur l’écran une suite de lettres – A B C D E – faisant office de partition abstraite. « C’est une histoire de pied qui tourne en continu, avec des bras qui suivent une autre déclinaison de cercles… J’avais déjà entendu parler de ce solo, puis nous avons fini par retrouver une vidéo de très mauvaise qualité où l’on peut à peine deviner ce qui se passe à l’écran. C’est, à mes yeux, la pièce la plus mystérieuse de Lucinda… Et elle n’avait jamais été recréée non plus. Avoir fait le choix de la danser à nouveau relevait pour moi de la pure curiosité. » Cette chorégraphie, pourtant minimale, s’avère d’une intensité rare, tant la rigueur géométrique, mathématique, de sa construction est visiblement épuisante pour la danseuse.
Retravailler l’œuvre de sa tante représente pour Ruth Childs une opportunité d’une rare richesse : « C’est extrêmement libérateur de faire des pièces qui ont déjà existé, de rentrer dans un objet validé. Mais d’autres angoisses apparaissent : être à la hauteur, défendre le travail de ma tante, pour elle, mais aussi pour moi. » Depuis quelques années, Ruth Childs s’échine à perpétuer cet héritage familial. « Être la nièce de Lucinda Childs n’a pas été une chose simple… Assumer et parler de ce lien a été une décision difficile à prendre. Je n’avais jamais évoqué ce sujet avant d’avoir trente ans. J’avais besoin de me sentir suffisamment mûre pour l’approcher, mais elle devait aussi se sentir disposée à faire quelque chose avec moi. » Ces deux programmes de pièces d’archives représentent une rigoureuse collaboration entre les deux danseuses : « C’était un travail éprouvant pour elle. Elle a été très touchée en revisitant ces performances – elle revivait ses souvenirs de manière physique, comme s’ils étaient palpables. Et aussi la souffrance de montrer ce genre d’œuvre, alors que c’était complètement un ovni à l’époque. Elle avait peur que les spectateurs d’aujourd’hui s’ennuient ! » Finalement, peu de chance de s’ennuyer devant un programme qui, malgré son âge, n’a rien perdu de son originalité ni de sa vigueur.
Vu à l’Arsenic dans le cadre du festival Programme Commun. Photo © Mehdi Benkler.
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