Photo Crédit Patrick Berger BER

BSTRD, Katerina Andreou

Par Wilson Le Personnic

Publié le 28 juin 2018

Remarquée avec sa première pièce A Kind of Fierce, la chorégraphe d’origine grecque Katerina Andreou revient avec un deuxième solo tout en fureur et déchaînement, BSTRD, dans lequel elle déploie une énergie explosive, au son d’une musique house.

Toute de blanc vêtue, cheveux et t-shirt trempés comme si elle venait de se renverser une bouteille d’eau sur la tête pour calmer la chaleur d’un effort déjà fourni, Katerina Andreou entre sur le plateau et grimpe d’un bond sur une plateforme surélevée, au-dessus de laquelle les mots « I need silence for the piece » sont projetés. Rompant ainsi un silence d’attente, elle se saisit d’un disque vinyle qu’elle dépose délicatement sur une platine, qui, au bout de quelques secondes, fait retentir les premiers beats d’une musique entêtante. Commence alors une intense performance pendant laquelle la danseuse va épuiser son corps contre ce beat incessant.

Juchée sur une plate-forme carrée dont les coins saillants encadrent l’espace de la performance, Katerina Andreou élève sa danse du sol. « Je me sens un peu condamnée dans cet espace, toujours en train d’analyser mes mouvements et mes déplacements. » Bien qu’enserrée sur cette surface surélevée, les qualités de son geste sont loin d’être contraintes ou contenues, bien au contraire. Sur ce podium aux arêtes affutées, la danseuse semble s’abandonner au rythme du beat régulier dans une forme impulsée par des décharges continues d’adrénaline. Au fur et à mesure du déploiement des pas, répétitifs, dans le carré du plateau, elle développe des trajectoires sophistiquées, accentuant encore l’aspect géométrique de l’espace. Dans une envolée quasi onirique, comme si le sol se consumait à force d’avoir été foulé par la danse, un délicat nuage de fumée finit par s’échapper de sous le plancher.

Si la chorégraphe utilisait déjà la « littéralité du son » dans son précédent travail (elle donnait des coups de tête à un micro, déplaçait des enceintes…), elle poursuit dans BSTRD cette manipulation concrète de la musique, cette fois-ci avec cet objet vinyle, qu’elle a fait presser spécialement pour l’occasion. Ce disque, qui contient un unique sample d’une dizaine de secondes, est l’introduction enrayée d’un tube de musique house qui tourne en boucle : « J’aime ce son qui introduit quelque chose qu’on ne voit pas ou qui n’arrive jamais. » Cette « musique » sèche et l’intensité du volume participent à la brutalité de la performance. L’artiste confie d’ailleurs que cet accompagnement sonore l’anime à plusieurs égards : « J’ai le sentiment que la musique résiste à l’intellectualisation », et insiste volontiers sur « l’impact physique et sensoriel » qu’elle implique.

Épuisement du corps, fatigue de la musique, érosion du regard, rudesse du geste… BSTRD contient de manière intrinsèque les mêmes enjeux que le précédent solo A Kind of Fierce. « J’aime ce qui est brut : j’envisage le son et mon corps de la même manière, comme s’ils étaient les outils les plus bruts et les plus sophistiqués en même temps. Il n’y a pas de hiérarchie dans ma tête lorsque je travaille avec ces deux médiums. » Si les danses des deux solos ne sont pas comparables, on retrouve cependant la même hargne du geste, la volonté puissante du défoulement, du recommencement, de l’épuisement. Cette manière d’envisager le geste spectaculaire comme une forme d’exutoire, la chorégraphe la rapproche de la pratique sportive : « Je suis fascinée par les pratiques sportives, je suis très attachée à l’idée du corps entraîné, surtout lorsqu’il est mis en scène, comme dans la boxe. L’idée du match en lui-même m’intéresse moins que ce réseau de forces qui s’accumule, l’entraînement qui est dissimulé mais qui contrôle tout, ce besoin d’évacuer une énergie… »

Katerina Andreou a fait ses armes à l’école supérieure de danse d’Athènes avant d’intégrer la formation ESSAI du CNDC, dirigé à l’époque par Emmanuelle Huynh. Elle a notamment dansé pour cette dernière, ainsi que pour DD Dorvillier, Lenio Kaklea, Jocelyn Cottencin, Ana Rita Teodoro… Pendant la création de son premier solo, elle confesse avoir ressenti le besoin de se (re)centrer, de se (re)trouver en elle-même. « Après avoir été interprète pour de nombreux chorégraphes, j’ai senti le besoin de retourner seule en studio et de travailler pour moi-même. J’avais accumulé beaucoup trop d’instructions et j’avais besoin de délester mon corps de toutes ces informations corporelles… » Dans la lignée de ce premier opus, BSTRD continue d’être traversé, de manière sous-jacente, par des questionnements similaires. La chorégraphe rapporte que la relation entre autorité et autonomie, et l’idée de fabriquer une forme de liberté dans un cadre imposé, sont des concepts qui l’ont mise en travail : « Le premier solo m’a laissée avec beaucoup d’interrogations, je n’avais pas terminé de répondre aux questions que j’avais soulevées et que j’avais vraiment besoin de résoudre. »

Katerina Andreou envisage d’ailleurs la chorégraphie comme une manière d’être et de s’adresser : « Quand je danse, je parle beaucoup. Lorsque je suis face à un public, j’ai l’impression de beaucoup parler de moi. La musique vient également ajouter une couche supplémentaire sur ces paroles, elle rend mon discours plus percutant. Ce n’est pas un discours qui se développe dans le temps et l’espace, préparé depuis longtemps, venu de loin vers le public, c’est plutôt comme un cri direct. » Une danse qui prend donc la forme d’une parole adressée frontalement, presque âprement. Si les formes solo sont souvent d’ordre identitaire ou intime, la chorégraphe ne revendique cependant pas cette filiation et refuse que ces questions deviennent un fondement de sa recherche. Cela dit, elle ne nie pas l’importance d’une franche honnêteté dans ses performances : « Je cherche une forme d’intégrité sur scène, à être moi-même, à me sentir simplement satisfaite et pleinement présente. » Dans BSTRD, Katerina Andreou construit une présence tranchante, abrupte, qui finira par quitter la scène après un ultime impact, diffusant un nuage de talc parfumé dans l’espace. La mélodie de Strange Fruit de Nina Simone vient alors apaiser ce halètement du temps, offrant une respiration bienvenue et laissant la scène encore bouillonnante de l’énergie déployée lors de cette intense rencontre.

Vu à l’Atelier de Paris dans le cadre du festival June Events.
Photo © Patrick Berger.