Par Wilson Le Personnic
Publié le 21 mai 2018
La Danse de la sorcière (Hexentanz, 1921) de Mary Wigman (1886-1973) hante le travail de Latifa Laâbissi depuis plus de dix-sept ans. En 2001, la chorégraphe signe Phasmes, pièce dans laquelle elle réincarnait déjà des danses de chorégraphes reliées au répertoire du début de la modernité allemande : Dore Hoyer, Valeska Gert et Mary Wigman. « J’avais envie de travailler sur des danses de cette époque. J’avais besoin de les apprendre et de les traverser physiquement. Incarner ces danses m’a permis de m’ouvrir à un tout autre espace imaginaire », raconte la chorégraphe. Aujourd’hui, l’artiste est aux commandes de W.i.t.c.h.e.s Constellation, projet tentaculaire au sein duquel gravitent notamment Écran somnambule et Witch Noises, deux pièces qui se fondent chacune sur la partition d’Hexentanz et en proposent deux interprétations singulières.
Bien que ce projet trouve son origine dans une recherche de longue date, impossible de ne pas y voir des liens avec une résurgence idéologique contemporaine de la figure de la sorcière, notamment dans le paysage chorégraphique. « Du côté des régimes et des pratiques militantes, la sorcière a toujours été très présente, notamment chez les écoféministes », précise la chorégraphe. « Cette figure marginale fait converger des modalités de lutte et permet un rassemblement (…) notamment grâce à la traduction du livre de Starhawk, ou au travail des théoriciennes et féministes Donna Haraway, Isabelle Stengers ou encore Vinciane Despret. Aujourd’hui, grâce à internet, la circulation de ces idées est également plus facile », constate Latifa Laâbissi, tout en rappelant que la sorcière n’est pas une figure exclusivement occidentale : « J’ai également découvert de nombreuses danses de sorcières au Japon, là-bas elles sont appelées “démones”. » Dans tous les cas, la définition de la sorcière reste protéiforme, fluide, insaisissable : « Ce qui fait sa force, c’est que ses contours sont composites, impossibles à fixer dans un imaginaire précis. Elle échappe à l’assignation. La force poétique, anthropologique et politique de cette figure, c’est de ne jamais se laisser piéger dans un système de représentation et d’identification. »
La Danse de la sorcière de Mary Wigman reste une œuvre référence pour de nombreux jeunes danseurs formés dans les années 1990 : « J’ai vu la vidéo il y a très longtemps, lorsque j’étais en formation au conservatoire. J’avais été très marquée, car ça ne ressemblait en rien à ce que j’avais pu pratiquer jusque-là. » confie Latifa Laâbissi. Formée dans les studios de Merce Cunningham à New York, elle était alors plongée dans le courant dominant de la danse abstraite américaine. Hexentanz figurait tout autre chose. Malgré l’aura légendaire qui nimbe l’œuvre et lui confère la valeur d’un monument intouchable, la chorégraphe entreprend de la remonter. « À l’époque, c’était assez tabou de danser La Danse de la sorcière, tout le monde lui vouait presque un culte. Oser dire qu’on voulait la danser, c’était très prétentieux. On ne décroche pas l’icône comme ça. Du coup, ce côté subversif était assez excitant pour moi. » D’autant que l’unique archive vidéo conservée aujourd’hui est partielle — seulement une minute trente-deux — et attise la curiosité des chercheurs et danseurs.
La chorégraphe s’entoure alors du Quatuor Knust (Dominique Brun, Anne Collod, Simon Hecquet et Christophe Wavelet), de la chercheuse en danse Isabelle Launay, ainsi que du danseur et pédagogue Hubert Godard. « Hubert avait imaginé un training spécifique pour danser la sorcière, notamment en décortiquant le régime tensionnel de la danse, le rapport haut/bas… » À l’aide de cette fine équipe, le travail d’interprétation se fait au cœur même du mouvement : « Je n’avais pas seulement envie de comprendre théoriquement ce qui se passait dans cette danse, il fallait que je la cannibalise, que je l’ingère pour la saisir. » À l’invitation de Boris Charmatz dans le cadre de la Préfiguration du Musée de la danse, elle choisit d’éditer la partition à la façon « néo-butô », ralentissant les gestes sur trente-deux minutes. Le résultat, Écran somnambule, prend des allures de rêve éveillé : dans le clair-obscur du plateau, la silhouette de la sorcière s’esquisse comme une figure cauchemardesque. Assise au sol, dans un costume en peau de serpent et un masque moulé sur son propre visage, Laâbissi interprète avec minutie une chorégraphie lente, presque inquiétante, qui atténue la frénésie de la version originale de Wigman.
Mais l’énigme de cette danse persiste. La vidéo d’archive est lacunaire, la fin du solo reste inconnue. « En termes d’imaginaire, la puissance de l’énigme produit un gouffre énorme dans lequel il était tentant de s’immiscer », confie-t-elle. La rumeur laissait entendre qu’il existait encore des danseurs connaissant la suite de la partition. Christophe Wavelet parvient à retrouver aux États-Unis Mary Anne Santos Newhall, ancienne élève d’Hanya Holm, elle-même disciple de Mary Wigman. Bien que Wigman ait interdit toute interprétation d’Hexentanz par une autre danseuse, elle autorisait sa transmission dans un cadre pédagogique. Mary Anne Santos Newhall accepte de transmettre à Laâbissi sa propre version : « Elle m’a transmis le solo en quelques jours (…) Lorsqu’elle a dansé devant moi la partie inconnue, j’étais très émue de découvrir la suite. (…) Elle me faisait aussi faire les échauffements et exercices de Mary Wigman. »
Pour cette nouvelle version, bien que la chorégraphie se rapproche au plus près de l’originale, Laâbissi choisit de se détacher des accessoires historiques : elle ôte le masque et place le visage au centre de la danse. Le costume est également repensé : « En faisant des recherches dans des archives à Berlin, j’ai découvert de nombreuses photos de l’évolution du solo et des costumes qu’elle avait créés. L’un d’eux, en raphia, m’a beaucoup intéressée », explique la chorégraphe. La plasticienne Nadia Lauro en conçoit la nouvelle version. La sorcière apparaît alors coiffée de longs cheveux noirs et violets lâchés en cascade. Elle partage la scène avec le musicien Henri Bertrand Lesguillier, alias Cookie, qui, derrière une batterie d’instruments, active une partition percussive donnant vie au plateau. La chorégraphie, initialement horizontale, se dresse, s’échappe en tensions hallucinées, accentuant la vitesse, la violence, les ruptures, les contrastes.
Depuis Histoire par celui qui la raconte (2008) en passant par La part du rite (2012) jusqu’à Adieu et Merci (2013), Latifa Laâbissi puise dans l’histoire de la danse, en lacère les oripeaux sociaux et tente d’en renverser les contreforts politiques. « J’ai toujours cultivé un rapport non chronologique à l’histoire. Il y a un choc hétérogène entre différentes temporalités qui agit énormément sur ma façon de configurer des imaginaires dansés. Les sédiments de la mémoire se déposent et coexistent — aller visiter des danses anciennes, les métaboliser… » explique-t-elle. Il ne s’agit donc pas d’un simple travail de reprise, mais d’une véritable incarnation critique. Si aujourd’hui la citation et la réappropriation sont devenues courantes en danse, la chorégraphe rappelle qu’à l’époque du Quatuor Knust, cette démarche restait taboue : « Prendre une danse qui existait déjà, c’était voler le geste des autres », lance-t-elle, avant d’ajouter : « Pourtant, le vol est une notion éthologique, souligne Deleuze : c’est un geste essentiel en art. » Rien ne se perd, tout se transforme.
Vu à Charleroi danse dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.
Photo © Nadia Lauro.
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