Par Céline Gauthier
Publié le 3 juillet 2019
Pour sa 24ème édition, le festival Uzès Danse a accueilli dans la chaleur estivale une programmation éclectique qui s’est déclinée en formats variés, tour à tour intimistes ou plus spectaculaires. Du 14 au 22 juin, le public a été invité à cheminer dans la ville et de scène en scène pour découvrir des propositions chorégraphiques aux partis pris esthétiques très affirmés.
En guise de prologue, Laurent Pichaud s’attache à dilater les horizons du festival avec en Jumelles, une réflexion chorégraphique sur la gémellité d’Uzès avec les villes de Schriesheim (Allemagne) et Paczkow (Pologne). La balade, ouverte chaque heure à sept participants, s’initie en minibus pour arpenter les alentours de la cité. En chemin, et à la manière d’un guide touristique, notre chauffeur commente les bosquets traversés, nous dirige sur des sentiers cahotants et entremêle aux observations topographiques des anecdotes croisées du destin historique des trois villes. Comme un conte inopinément concrétisé, le récit est ponctué d’irruptions de scènes et de personnages qui entretiennent une géographie utopique. Sous la forme d’impromptus chorégraphiques, le public assiste depuis la vitre arrière du minibus à l’échappée d’un performeur dans la jachère, rencontre une randonneuse qui le harangue dans un dialecte polonais aux sonorités chantantes. La déambulation nous mène dans un mas cévenol, où des portes et des fenêtres jaillit la chorale à trois voix de l’hymne jumelé, dédié aux trois cités, pour qui les performeurs revêtent collants et manchons bariolés en écho aux héraldiques locales. S’il s’agit de convoquer pêle-mêle tout ce qui durant les siècles a réuni ces villes puis justifié leur jumelage – histoire diplomatique ou légendes régionales – les défis du temps présent consistent à rapprocher des sociétés censément connectées par des réseaux à l’effectivité toute illusoire : ici, un appel Skype d’un couple d’Allemands de Schriesheim dilate brusquement notre horizon, géographique autant que fictionnaire. Le regard est transposé, déplacé d’un paysage physique à son reflet dans une localité fantasmée : ces effets de superposition nourrissent l’arpentage de lieux qu’on croyait trop bien connaître. En collaboration avec l’association x-sud art/site et La Maison, CDCN Uzès Gard Occitanie, Uzès en Jumelles se veut un projet au long cours, qui s’initie au cœur même de la ville – dans ses jardins et devant ses fontaines – par des expositions et de brèves saynètes, invitant à prolonger la déambulation à l’infini.
Dans une superficie beaucoup plus restreinte, ROGER, par Guillaume Marie, Igor Dobricic et Roger Sala Reyner, vient pour sa part condenser la tonicité des spectateurs disposés autour de lui, dans la promiscuité d’un arc de cercle. Le solo, qui constitue la première occurrence d’une série d’« allégories de la consolation », – ici celle de l’inconsolé – prend place dans l’angle d’une salle du musée d’Uzès. Vêtu d’une panoplie veste de polaire-short-baskets, le performeur Roger Sala Reyner nous adresse un regard vitreux, les yeux larmoyants à peine entrouverts, comme tournés vers l’intérieur de ses orbites. La température lumineuse autour de lui oscille entre des faisceaux éclatants, d’un blanc glacé, et des nappes de clarté plus chaleureuses. Elles sont entrecoupées d’une obscurité complète ; le performeur lui aussi, à la manière d’un trou noir, semble absorber les ondes sonores qui ricochent contre les murs et se concentrent dans l’angle qu’il occupe. Les vibrations l’animent et initient une lente exploration de la paroi : lorsqu’ils la rencontrent, ses doigts se courbent et s’y déposent, les paumes en épousent les aspérités. Il semble y être aspiré, courbe le dos afin d’en cerner l’angle et se coule dans son relief pour en absorber les propriétés de solidité et d’angulosité : les arêtes du mur entrent en résonance avec la flexion de ses articulations, initient des chutes implacablement perpendiculaires. La répartition des appuis et des tensions musculaires défient une gravité sans cesse rejouée : allongé sur le flanc, il semble comme un aimant être happé par le mur, et vient se plaquer contre lui.
La paroi qui l’attire et le soutient se mue aussi en caisse de résonance qui se fait l’écho de ses chants inaudibles, murmures aux sonorités distordues par sa tête enfouie dans l’angle. De furtives écholalies aux tonalités suppliantes résonnent par l’arrière de sa cage thoracique. La silhouette à demi nue, essoufflée et transpirante, le dos lacéré de traînées rouges semble douloureusement acculée et le corps comme évidé par cette heure de confinement rend perceptible la circulation interne de ses mouvements de lutte contre ces polarités opposées.
Comme le troisième volet d’une trilogie marquée par l’exploration de spatialités oniriques, 444 Sunset Lane offre pour seul indice une mystérieuse adresse en guise de titre. La chorégraphe Emilie Labédan nous convie à découvrir un quatuor lové dans une atmosphère surannée, dans un décor de chambre à coucher à l’épaisse moquette mauve. Un fauteuil de velours rouge, des vasques de cristal aux courbes effilées nappés d’un éclairage rougeoyant composent un décor feutré, inspiré de l’esthétique des films américains. La délicate sobriété de la scène souligne l’intense pouvoir de suggestion de l’ensemble d’objets disparates, qui insufflent une tension dramatique sur le plateau. Il s’offre aux regards comme un espace latent, en attente d’être habité par une gestualité très fictionnaire.
Les danseurs évoluent à la lisière d’univers pluriels et indistincts, au rythme d’une atmosphère musicale qui invite à la dérive par la juxtaposition de sonorités grinçantes, de stridulations ou de chants d’oiseaux. Dans un profond silence seulement brisé par le tintement cristallin de bonbons expulsés du bout de la langue dans les vasques translucides, les danseurs explorent une tonicité aux impulsions très abyssales, où les gestes marquent une brève suspension avant de se déposer au sol, comme soumis à la portance de l’eau. Chaque transfert de poids souligne l’effort malaisé du glissement des chaussettes sur l’épaisse moquette : les orteils et les talons alternativement prennent appui dans le sol, les chevilles entrent en torsion, les hanches se fléchissent en dedans. Cette lente progression par rotation de tous les segments corporels se prolonge par des marches félines à quatre pattes qui accentuent le roulement des omoplates et l’ondulation de la colonne, tandis que les paumes frôlent puis effleurent la surface des fibres du tapis. Les danseurs s’attachent à conserver encore dans leur marche le souvenir de la qualité de friction du sol : le recul du centre de gravité entraîne la rétroversion du bassin et chaque pas s’accompagne d’une brève secousse du buste, le dos voussé. Ils louvoient sur la moquette comme ils glissent d’un geste à l’autre, dans une tonicité qui s’établit comme un long continuum. S’ils partagent portés, manipulations cérémonieuses des accessoires et séquences d’accumulations de gestes à la Trisha Brown, l’accordage déjoue sans cesse l’unisson. Au contraire, l’attention portée à la répartition dans l’espace des quatre silhouettes dessine des effets de perspective et de contrepoints qui composent des plans très cinématographiques. Le spectateur oscille entre voyeurisme contemplatif et fascination presque immersive, dans un va et vient somnambule. La pièce s’écoule comme un travelling infini, où chaque geste semble émerger de la brève détente d’une immobilité retenue.
Photo © Laurent Pailler
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