Propos recueillis par François Maurisse
Publié le 23 juillet 2017
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Thibaud Croisy.
Quel est ton premier souvenir de théâtre ?
Ce sont les spectacles de marionnettes qu’on m’emmenait voir au jardin du Luxembourg, quand j’étais enfant. J’imagine qu’ils ont été une référence pour beaucoup de générations, et peut-être le sont-ils encore aujourd’hui, puisque le théâtre existe toujours. C’était un monde un peu mystérieux, posé là, en plein milieu du parc, comme un îlot d’étrangeté. On y voyait des contes de Perrault et on hurlait à Guignol où se cachait Gnafron, en espérant qu’il lui fasse sa fête. J’allais aussi voir les marionnettes du parc Montsouris. Les spectacles y étaient moins sophistiqués, mais toujours portés par une marionnette fascinante dont le cou s’allongeait de façon totalement absurde. Un phénomène proprement surréaliste. Depuis quelques années, on assiste à un développement massif du théâtre jeune public, avec des pièces sans doute très belles, très pédagogiques… Mais j’aime l’idée qu’on puisse aussi montrer des choses monstrueuses aux enfants.Guignol le faisait déjà, tout comme certains numéros du cirque que j’ai pu voir enfant. Un jour, on m’a emmené à La Villette pour voir du nouveau cirque, et je me suis ennuyé à mourir. Je m’amusais bien plus devant les spectacles traditionnels, plus cruels, plus archaïques, donc aussi plus magiques. Aujourd’hui, je regrette de ne pas y être allé plus souvent. Comme je regrette de ne pas avoir connu l’époque des parades monstrueuses. Je crois qu’il est essentiel, quand on est enfant, d’être confronté à des choses étranges, choquantes, inexplicables. Cela crée des images durables, ça déplace les repères. Ça ouvre vraiment l’imagination.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
Ma réponse surprendra peut-être, mais l’un de mes plus grands chocs, c’était Italienne, scène et orchestre de Jean-François Sivadier, en 2004 au Théâtre des Amandiers. J’avais dix-huit ans. Le public était installé sur scène, face à l’immense salle vide. C’était la première fois que je ressentais à ce point la puissance d’un positionnement physique pensé pour le spectateur. Par la suite, j’ai aimé le premier spectacle bifrontal que j’ai vu… juste parce qu’il était bifrontal. Idem pour les spectacles quadrifrontaux ou déambulatoires. Tout ce qui brisait le cadre conventionnel me marquait profondément, justement parce que je n’en soupçonnais pas l’existence. C’est aussi quelque chose que je cherche à faire dans mon propre travail : pas par goût de la provocation, mais parce que j’aime proposer une pièce très courte, ou très longue, ou qui pousse à adopter une posture inhabituelle. L’idée, c’est de créer un souvenir. Et ça reste, pour moi, la chose la plus importante.
Quel est ton souvenir le plus intense parmi les projets auxquels tu as collaboré ?
Il y en a plusieurs. J’ai toujours aimé regarder les spectateurs autant que les acteurs. Je garde un souvenir fort du public venu dans mon appartement pour Je pensais vierge mais en fait non (2012), notamment le soir où quelqu’un s’est évanoui sur mon parquet. Idem pour ceux à qui on demandait de quitter la salle dans Rencontre avec le public (2013), ou les gens allongés sur le sol moelleux de Témoignage d’un homme… (2016). Ou encore ceux qui applaudissaient devant les projections géantes de Fleur Pellerin à l’Hôtel-de-Ville de Vanves. Bien sûr, je vis aussi des moments très forts avec les équipes, mais ce qui m’intéresse le plus ici, c’est la manière dont on déplace le spectateur, mentalement ou physiquement. Si ça ne sonnait pas aussi prétentieux, je dirais que je ne fais pas des pièces, mais des positionnements.
Quelle rencontre artistique a le plus compté dans ton parcours ?
Je n’ai pas travaillé avec énormément de gens, mais je les ai toujours choisis avec soin. Et très souvent, j’ai retravaillé avec eux, ce qui prouve, je crois, que je ne m’étais pas complètement trompé – et eux non plus peut-être. Je choisis des personnes qui peuvent me déplacer, me désancrer, et qui comprennent mes obsessions au point de leur donner corps. Si tu veux des noms, regarde les distributions : Sophie Demeyer, Véronique Alain, Léo Gobin, Emmanuel Valette, Philippe Gladieux, Sallahdyn Khatir, Pierre Bellemare… et C., dont la voix est dans Témoignage…. Fleur Pellerin aussi, d’une certaine façon. Je le dis sans aucune ironie.
Quelles œuvres théâtrales composent aujourd’hui ton panthéon personnel ?
Comme je te le disais, j’ai surtout été marqué par des formes nouvelles au moment où je les ai découvertes. Mais le spectacle est une chose profondément située, bien plus que le livre ou le film. Tu ne peux pas revoir une pièce dix ans plus tard pour voir si elle tient encore. Un spectacle, c’est toujours celui d’un moment. C’est pourquoi je trouve absurde de faire des listes de « grands spectacles ». Cela ne dira rien à ceux qui ne les ont pas vus. Et puis je déteste les classements. Dubuffet disait que la culture classe, qu’elle cherche à hiérarchiser, catégoriser, figer. Et que cette logique est en totale contradiction avec ce qu’est l’art. Je crois qu’il avait parfaitement raison.
À tes yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?
Les mêmes qu’hier : créer à rebours, hors des tendances, loin du consensus. Quand j’ouvre une brochure de saison et que je vois un spectacle sur deux sur la détresse des migrants, j’ai l’impression d’un théâtre qui récupère des drames humains pour valider sa dimension « politique ». Ça me donne envie de faire autre chose. Quand un acteur devient la coqueluche de la saison, je suis content de ne pas travailler avec. Et quand les bandes-annonces des théâtres dévoilent la moitié du spectacle, je redouble d’efforts pour garder le mystère. Pour moi, le théâtre doit rester un art de la surprise.Et c’est difficile. Il faut se renouveler constamment, surprendre le public, mais aussi les artistes avec qui tu travailles… et toi-même. Le jour où je ne surprendrai plus personne, y compris moi, ce sera le triomphe de l’ennui. Et tu n’entendras plus parler de moi.
Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
À mon sens, aucun rôle prédéfini. L’artiste n’est ni prêtre, ni politicien, ni porte-parole. Il ne doit garantir aucun ordre, ni moral, ni idéologique, ni même esthétique. S’il y a bien quelqu’un à qui on ne doit pas assigner de fonction dans la société, c’est lui. L’artiste que j’aime, c’est un bouffon, insaisissable, sans case, qui fait ce qui lui plaît. Avec liberté, fantaisie, contradiction. Il ne représente rien ni personne, il agit. Ce n’est même pas un « métier », c’est une attitude. Et je crois que c’est seulement avec des attitudes qu’on peut préserver une part d’indéfinissable.
Photo Emmanuel Valette
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