Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 28 février 2018
Et si les danses folkloriques n’étaient pas condamnées à servir les nationalismes ? Simon Mayer les retourne comme un gant, les déshabille, les détourne, les libère. Avec SunBengSitting et Sons of Sissy, il engage le corps nu dans un combat doux mais ferme contre les assignations de genre, les identités figées, les récits hérités. Dans ses performances entre danse, musique live et rituel, il bouscule les traditions pour en faire jaillir autre chose : une célébration du commun, une ouverture, un lieu d’émancipation autant qu’un terrain de jeu collectif.
SunBengSitting est un solo qui a inauguré un cycle de pièces de groupes. Comment cette première pièce a-t-elle vu le jour ?
J’ai grandi à la campagne, dans une ferme, avant de déménager à Vienne pour rejoindre l’École du Ballet de l’Opéra. Quand j’ai commencé à créer SunBengSitting, j’éprouvais un fort besoin de renouer avec la nature, alors j’ai décidé de l’introduire directement dans l’espace du studio. J’y ai ramené des éléments bruts comme du bois, de la sciure… Pour moi, les studios et les théâtres sont des lieux aseptisés dans lesquels je suis contraint de passer l’essentiel de mon temps quand je mène une création.
Le solo repose sur une réappropriation contemporaine de danses folkloriques. Comment as-tu sélectionné ces matériaux ?
Très instinctivement. Je me suis plongé dans les musiques et danses traditionnelles, puis j’ai cherché à inventer une danse personnelle, hybride, nourrie de ces influences. Il en est sorti une forme nouvelle, bien plus universelle que celles que j’avais connues. Le mouvement qui me permettait de tout relier, toutes ces danses folkloriques différentes, c’était la rotation sur moi-même… Quand j’avais besoin de me vider la tête ou de me sentir intensément vivant, je tournais. Il était aussi essentiel pour moi de fabriquer un objet directement sur scène… Ce rondin de bois que je transforme en banc, c’est une rencontre entre la nudité du corps et la brutalité de la tronçonneuse…
Ce banc en bois a-t-il une signification particulière ?
C’est un symbole de tranquillité, d’introspection, de pause et de silence. Ma mère est toujours surprise de me voir pratiquer la méditation, faire des retraites. Un jour, elle m’a raconté que mon grand-père paysan faisait la même chose. Il s’asseyait, chaque soir, sur son banc, contemplant ses terres et le travail accompli. Une sorte de méditation rurale, paisible et silencieuse.
Quels étaient les enjeux à s’approprier ces danses folkloriques ?
Il était crucial pour moi de dégager ces formes traditionnelles de leur héritage idéologique, souvent lié au genre, au conservatisme, à la droite voire à des idéologies fascistes. J’avais envie d’en faire une forme qui rassemble, une forme accessible à tous, incarnée dans le costume le plus universel qui soit : la nudité. En somme, je voulais créer une réponse, un contrepoids, face à la résurgence des idéologies identitaires et réactionnaires. SunBengSitting et Sons of Sissy sont aussi des rituels de libération, presque des catharsis alpines.
Peut-on considérer Sons of Sissy comme la suite, ou la petite sœur, de SunBengSitting ?
Sons of Sissy explore les dynamiques de groupe propres aux danses et musiques traditionnelles, là où SunBengSitting est un voyage plus intime. On y voit un monde où ces danses folkloriques sont désacralisées, où un homme peut danser avec un autre homme sans être étiqueté, où les contacts physiques ne sont plus sexualisés ou codifiés.
Dans Sons of Sissy, tu partages la scène avec trois autres hommes. Quels récits vous rassemblent ?
Matteo et moi venons de la campagne, donc Sons of Sissy a une forte dimension autobiographique pour nous. Manuel et Patrick, eux, ont grandi en ville, et ont dû se réapproprier ces traditions de zéro. Cette distance nous a permis de renouveler notre regard, d’enrichir notre approche. Manuel est anthropologue, il nous a éclairés sur les rites d’autres régions du monde. Au final, on ne s’est pas contenté des danses alpines, on a aussi exploré des coutumes africaines, latino-américaines…
Quelle est l’importance de la nudité dans Sons of Sissy ?
C’était une démarche de libération. Le corps, c’est notre bien commun, et pourtant personne ne l’accepte vraiment.On doute, on se dégoûte, on a peur. On pourrait croire que, parce que nous sommes quatre hommes au physique « normé », nous n’avons pas ce rapport conflictuel avec nos corps. Mais c’est faux. La nudité nous relie tous, contrairement aux costumes folkloriques qui, eux, nous séparent.
Tu évoques aussi une volonté de désamorcer la virilité…
Je voulais contribuer à guérir une forme de blessure collective, que beaucoup d’hommes partagent, et montrer qu’il est possible d’être libre dans son identité. Sons of Sissy parle de masculinité, pour mieux en casser les stéréotypes. C’est sain d’être doux, de prendre un autre homme dans ses bras, de pleurer, d’assumer sa part féminine. C’est aussi sain d’être fort, en colère, de crier, de se battre, du moment que tout cela repose sur le respect et l’amour. Les quatre interprètes représentent un large éventail d’identifications possibles, avec des corps, des tailles, des muscles et des sexes très différents.
Les deux pièces jouent avec l’endurance et le rythme. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette énergie intense ?
La capacité de transformation et de dépassement. L’endurance est au cœur de nombreux rituels. Il ne s’agit pas de glorifier la souffrance, mais de la traverser pour lâcher prise. La douleur passe, les émotions fluctuent. L’endurance crée aussi une forme d’empathie avec le public, parce que nos mouvements les touchent physiquement. Le rythme, ici, n’est pas mécanique comme un métronome : il est vivant, organique, comme un souffle ou un cœur qui bat.
Ces deux performances te voient tour à tour danseur et musicien. Quel est l’enjeu de cette double posture ?
Aucun enjeu, seulement le plaisir ! Je suis aussi musicien, j’adore écrire des chansons. Je préfère dire que je compose mes pièces plutôt que je les chorégraphie. Mon but, c’est de faire « sonner » les mouvements, de trouver une harmonie entre les scènes, de poser un rythme, une pulsation. Pour moi, il n’y a pas de frontière entre musique et danse, tout est mouvement, vibration, énergie.
Tu as grandi en Autriche. Quel rapport avais-tu à la danse dans ton enfance et ton adolescence ?
J’en garde beaucoup de souvenirs heureux. J’ai appris à yodler avec mon père, et je faisais partie d’un groupe de danse traditionnelle. C’était mes premiers flirts, mes premières fêtes… mais aussi mes premières confrontations politiques.Ces groupes sont souvent marqués à droite, voire très à droite. Il y avait parfois des propos racistes tenus sans conscience. J’essayais, avec douceur, d’ouvrir le dialogue, de faire bouger un peu ces points de vue figés.
Comment les spectateurs de Haute-Autriche ont-ils réagi à ton spectacle ?
Certains ont été choqués, par la nudité ou par ce qu’ils ont perçu comme une « profanation » de la culture folklorique. Mais d’autres ont été profondément touchés, reconnaissants même, de voir ces traditions revivifiées, libérées. Elles ne sont pas mortes, elles peuvent encore résonner.
Aujourd’hui, de nombreux chorégraphes s’emparent des danses folkloriques. À tes yeux, quels sont les véritables enjeux de cette réappropriation ?
Ce retour aux danses ancestrales touche aussi à la question de la création : d’où vient l’inspiration ? Que veut-on transmettre ? Pour moi, il s’agit de partager une vision, une expérience, un rapport au monde, un rituel. À une époque où la politique se crispe sur les identités et les appartenances, il est essentiel que les artistes investissent ces sujets pour en inverser les logiques. En se réappropriant ces danses, on peut les débarrasser de leurs images figées, et renouer avec leur puissance originelle, spirituelle, spontanée.
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