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Showgirl, Marlène Saldana & Jonathan Drillet

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 octobre 2022

Marlène Saldana et Jonathan Drillet collaborent et signent des spectacles depuis plus de dix ans. Ensemble, le duo crée des performances truculentes en s’attaquant avec malice à des figures de notre histoire politique et populaire tels que Mouammar Kadhafi, Nicolas Sarkozy, Joseph Beuys, Bachar el-Assad, Yves-Saint-Laurent, Pierre Bergé, Andy Warhol, Karl Lagerfeld, Rudolf Noureev ou encore Marine Le Pen. Les deux complices s’inspirent aujourd’hui du film Showgirls de Paul Verhoeven et de l’histoire de son actrice principale Elizabeth Berkley, broyée par l’industrie cinématographique à la suite de ce rôle. Tout en rimes et décasyllabes, cet ovni musical et chorégraphique se révèle être, derrière son humour explosif et son kitch assumé, une réflexion sur le sexisme au cinéma à l’ère post metoo. Dans cet entretien, Marlène Saldana et Jonathan Drillet reviennent sur l’histoire et le processus de création de Showgirl.

Vous signez des spectacles ensemble depuis plus de dix ans. Comment décririez-vous votre collaboration artistique ?

Avec le temps, on a fini par trouver une sorte de méthode de travail qui nous appartient, où l’un s’intéresse davantage au texte et l’autre à la mise en scène. Nous avons aussi des habitudes, comme écrire en amont des répétitions, ou travailler essentiellement avec des danseurs par exemple. Etant nous-mêmes interprètes ou collaborateurs d’autres metteurs en scène ou chorégraphes, nous profitons de notre compagnie pour pouvoir faire les choses que nous ne faisons pas ailleurs, et pour, en gros, pouvoir faire ce qu’on veut: passer des heures à faire des recherches, des lectures, des rencontres, à discuter, à écrire, et à rigoler. C’est à chaque fois l’occasion de travailler entre amis, on travaille souvent avec les mêmes, comme Guillaume Olmeta au son, Fabrice Ollivier à la lumière, Moustache à la régie générale, Manon Crochemore et Pauline Delaplace à la prod, Jean Biche aux costumes… Et puis c’est aussi l’occasion de s’essayer à de nouvelles pratiques, comme le chant, le bodypainting, ou la peinture (pour Fuyons sous la spirale de l’escalier profond en 2013 nous avions passé des mois à reproduire des tableaux de la collection Bergé-Saint Laurent). Nous faisons partie de ceux qui rechignent à catégoriser ou auto-analyser leur travail, parce qu’il y a aussi quelque chose d’artisanal, et expérimental, dans notre démarche, mais disons qu’en terme de forme on se trouve maintenant, comme beaucoup de nos collègues, dans quelque chose de très polymorphe, d’ailleurs nos spectacles sont joués aussi bien dans les centres chorégraphiques que dans les théâtres.

Votre dernière création Showgirl revisite Showgirls de Paul Verhoeven. D’où vient votre intérêt pour ce film ? Pourriez-vous retracer la genèse de Showgirl ?

Marlène est interprète dans la pièce de Boris Charmatz, 20 danseurs pour le vingtième siècle, une collection de  vingt soli dans une approche « archéologique » de la danse, où des interprètes s’approprient, transmettent, expliquent, ou rejouent des extraits de pièces célèbres. Elle avait pour l’occasion pensé proposer une version intégrale du film de Paul Verhoeven, comme une forme performative adaptée d’un grand film de danse du 20eme siècle. Showgirls est en effet un classique du genre : on y parle de vivre pour la danse, de danser pour survivre, de partir de rien et de s’en sortir, de travailler dur, passer des auditions, grimper les échelons, pousser ses copines dans les escaliers… Marlène n’ayant jamais vraiment eu le temps de mettre ce projet au point, nous nous sommes mis à discuter ensemble du film. On était en plein confinement, on avait donc beaucoup de temps et en commençant nos recherches sur le cinéma de Verhoeven, on s’est rendus compte qu’on avait envie de faire plus que de la citation, on a alors commencé à réfléchir à en faire une pièce, en forme de quasi-solo, un peu à la manière de Winnie et Willie dans Oh les beaux jours de Beckett.

Comment vous êtes-vous emparé de l’œuvre de Verhoeven et comment l’avez-vous réinterprété ? 

On s’est longtemps demandé comment faire pour adapter le film sans strictement reproduire le scénario original. On avait dès le départ dans l’idée d’en faire une forme solo mais on ne voulait pas faire quelque chose de trop radical ou trop pédagogique autour du film. Et puis nous sommes tombés sur une série de clips vidéo créés dans les années 2000 par le chanteur américain R. Kelly (l’auteur du fameux I believe I can fly, aujourd’hui derrière les barreaux pour crimes sexuels): Trapped in the closet, une télénovela de plus de 2 heures en 33 épisodes où R. Kelly chante tous les personnages (les acteurs font du playback sur sa voix). Toute l’histoire est vue à travers un « je » omniprésent. C’est ce que nous avons fait avec Showgirl : il y a une multiplicité de « je » à travers Marlène, qui sont parfois Nomi Malone, le personnage principal, parfois Elizabeth Berkley, l’actrice qui l’interprète, parfois elle-même. La musique que nous a proposé Rebeka Warrior, ainsi que son goût pour les rimes pauvres lorsqu’elle composait avec Mitch Silver dans Sexy Sushi, ont fini de nous convaincre d’écrire la pièce sous forme d’une alternance de quatrains, chansons, et conversations. 

Pourriez-vous revenir sur votre collaboration avec Rebeka Warrior et partager le processus de création musicale de Showgirl ?

On connaissait déjà Rebeka Warrior pour avoir travaillé avec elle sur Du futur faisons table rase, un projet de Théo Mercier en 2014. Lorsque nous avons commencé à travailler sur Showgirl et que nous avons décidé d’en faire un spectacle musical, on a tout de suite pensé que ce serait la personne idéale pour ça. Elle ne connaissait pas le film, elle l’a regardé et nous a rappelé immédiatement, enchantée, en nous disant qu’elle voulait nous proposer quelque chose qui la ramène à la techno de Sexy Sushi. La pièce est composée de deux grandes lignes directrices au niveau de la musique: une basse continue de narration, pour laquelle elle nous a proposé une mélodie répétitive sur laquelle nous nous sommes évertués à composer des vers plus ou moins décasyllabiques (mais néanmoins toujours rimés) et des morceaux de format plus traditionnels pour lesquels nous avons fonctionné par allers-retours : nous lui proposions de longs morceaux de texte, et elle en faisait des merveilles.

Au-delà de revisiter l’œuvre de Verhoeven, Showgirl aborde l’histoire de son actrice principale Elizabeth Berkley et celles d’autres actrices broyées par l’industrie cinématographique. Pourquoi/Comment avez-vous imaginé et articulé cette dramaturgie/ces différentes histoires ?

Le film a été un échec total à sa sortie en 1995, et les foudres de la critique se sont abattues sur Elizabeth Berkley parce qu’une actrice ne doit pas jouer comme ça. Showgirls a fini par déborder le cadre du film pour rejaillir dans la vie réelle : le sort réservé à Elizabeth Berkley, 22 ans à l’époque du tournage et qui n’a presque plus retravaillé ensuite, nous a fasciné parce qu’il s’inscrit dans le même cadre que la plupart des films de Verhoeven. Comme le dit Jacques Rivette, Verhoeven raconte toujours la même histoire: comment survivre dans un monde peuplé d’ordures? On a beaucoup reproché à Elizabeth Berkley de ne pas savoir jouer, ce que conteste d’ailleurs Rivette, et nous nous joignons à sa contestation: l’engagement d’Elizabeth Berkley est total, elle va beaucoup plus loin que la plupart des acteurs. Non seulement elle n’a pas peur des scènes de nudité intégrale, très fréquentes dans le film, mais elle n’a pas peur non plus de ce jeu «staccato», exagéré, hyperbolique, que lui a demandé Paul Verhoeven. Quand elle évoque le film aujourd’hui, elle parle de résilience, donc de traumatisme. Il nous a semblé intéressant de réhabiliter cette victime de slut-shaming (le slut-shaming, que l’on pourrait traduire par « stigmatisation des salopes », consiste à rabaisser ou culpabiliser une femme à cause de son comportement sexuel, ndlr.), sort qu’elle partagera notamment avec les actrices Maria Schneider ou Lisa Bonnet. 

Conception, texte et interprétation Jonathan Drillet & Marlène Saldana. Librement adapté de Showgirls, de Paul Verhoeven. Création musicale Rebeka Warrior. Scénographie Sophie Perez. Sculpture Daniel Mestanza Mix Krikor.Création costumes, maquillage, perruques Jean-Biche. Lumières Fabrice Ollivier. Son Guillaume Olmeta. Régie générale François Aubry dit Moustache. Assistant Robin Causse. Conseil chorégraphique Mai Ishiwata. Production Manon Crochemore – Fabrik Cassiopée. Photo Jérôme Pique.

Le 8 octobre 2022, au Quai, CDN d’Angers, festival GO
Les 15 et 16 décembre 2022, aux SUBS à Lyon
Le 4 mars 2023, à la MC2 à Grenoble
Du 8 au 11 mars 2023, Théâtre National de Chaillot à Paris