Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 4 septembre 2023
Interprété par Roland Walter, danseur atteint d’une paralysie spastique totale, et Renae Shadler, danseuse et chorégraphe non handicapée, le duo SKIN explore les potentialités de la peau, à la fois barrière protectrice et point de contact. Inspiré des anémones de mer, des liquides et des surfaces terrestres, les deux artistes imaginent de nouveaux modes de relation pour inventer un langage gestuel commun. Dans cet entretien, Renae Shadler et Roland Walter reviennent sur le cheminement de cette création et sur l’inhibition latente du milieu de la danse contemporaine à travailler avec des interprètes en situation de handicap.
Renae, pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Renae Shadler : Je travaille depuis 2011 comme chorégraphe, danseuse et chercheuse. Mon travail se concrétise sous la forme de performances, d’ateliers, de podcasts et d’écrits. Je m’intéresse à la manière dont nous pouvons utiliser le mouvement comme outil pour dissoudre la frontière entre les processus internes et externes, entre les corps et les mondes. J’ai initié en 2015 une pratique chorégraphique que j’appelle worlding, qui combine des pratiques somatiques avec la recherche environnementale. Cette pratique se focalise sur la relation réciproque entre l’individu et son environnement, comment nous agissons sur lui et comment il exerce une influence sur nous.
Roland, pourriez-vous revenir sur votre parcours et comment vous êtes arrivé à la danse ?
Roland Walter : J’ai toujours été intéressé par tout ce que l’on peut faire avec son corps. Mais je ne pensais pas que j’allais être un jour danseur car mon handicap est plutôt sévère : je suis atteint d’une tétraplégie spastique avec athétose, associé à un trouble de la parole important. Lorsque je me concentre sur un seul mouvement, tous les autres mouvements sont incontrôlés. Puis un jour, je me suis retrouvé dans un groupe de danse inclusif. Et ce fut une sorte de révélation ! J’ai eu envie de continuer ces ateliers et pourquoi pas de danser professionnellement… C’est ainsi que je suis allé à la rencontre de danseur·euses et de chorégraphes, dont Renae. J’ai assisté en 2018 à la présentation de son solo Restore à Berlin et je lui ai proposé un rendez-vous quelques jours plus tard. Lors de cette rencontre, je lui ai demandé tout simplement si elle souhaitait travailler avec moi…
Renae, comment s’initié cette collaboration ?
Renae Shadler : Roland a l’habitude de proposer à des chorégraphes et à des artistes de travailler avec lui, c’est ça manière de faire. J’ai été intriguée par sa proposition et nous avons commencé à expérimenter ensemble. Nous sommes allés travailler à Hambourg et à Berlin, ainsi qu’en Australie, à Melbourne et dans ma ville natale, Bunbury. C’était important pour nous de visiter nos communautés respectives et de comprendre comment voyager ensemble. Roland vit avec une assistance à plein temps et nous voyageons avec deux ou trois assistants à chaque déplacement. Avec ce projet, j’ai appris à être flexible. Lorsque je suis avec Roland et ses différents assistant·es, je constate que chacun·e interprète Roland de différentes manières. Dans notre cas, nous avons trouvé un terrain d’entente, en communiquant principalement par le contact visuel.
Pour SKIN, vous vous êtes inspiré des qualités des anémones de mer, des liquides et des surfaces terrestres. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cet imaginaire ?
Roland Walter : J’avais envie de travailler sur la peau, Renae sur l’eau. Nous avons donc commencé par fusionner ces deux idées pour commencer à réfléchir ensemble.
Renae Shadler : En effet, Roland a proposé de travailler sur la peau, le plus grand organe du corps humain. J’ai interprété cette proposition à travers le prisme de ma pratique du worlding et j’ai suggéré de travailler sur la manière dont notre peau change au contact de l’eau chaude. Dans mon cas, au contact de l’eau chaude, ma peau se ride, alors que pour Roland, l’eau chaude permet de réduire ses spasmes musculaires.
Pourriez-vous partager le processus chorégraphique de SKIN ?
Roland Walter : Travailler avec Renae est difficile. J’arrive vite à mes limites. Mais elle a été capable de fournir un cadre stimulant, sûr et encourageant dans lequel travailler. Durant le processus, Renae ne m’a jamais considéré comme une personne handicapée. Pour elle, je suis un artiste doté de capacités particulières, avec lesquelles elle s’est simplement accordée.
Renae Shadler : Je souhaitais me focaliser sur la création d’un langage de mouvement partagé, où de multiples expériences vécues pouvaient coexister, sans qu’il y ait un corps plus ou moins « capable ». Il était clair pour moi que je voulais partager notre amitié et notre confiance avec le public, ainsi que notre franchise mutuelle, qui se manifeste dans la manière dont nous nous portons et manipulons le corps de l’autre. Sur scène, nous faisons confiance l’un à l’autre – nous nous donnons du poids, nous nous soutenons mutuellement et nous traversons la pièce en tant qu’individus et parfois en tant qu’unité. Nous combinons les physiques ! C’était aussi important pour moi d’expérimenter les contraintes de Roland : s’il a besoin de roues pour se déplacer, alors moi aussi. J’ai proposé à Roland de travailler à partir d’un répertoire commun, inspiré de partitions de mouvements détaillées, de documentaires sur la nature, en collaboration étroite avec Judith Förster, la scénographe et la créatrice de costumes.
Les personnes en situation de handicap restent encore peu visibles dans la danse contemporaine. Beaucoup de corps sont encore absents de la scène. Comment voyez-vous cette lacune aujourd’hui ?
Roland Walter : Je sais que beaucoup d’artistes ont encore des inhibitions à l’idée de travailler avec d’autres artistes en situation de handicap. Il s’agit d’un véritable travail de déconstruction, aussi bien des artistes que du milieu lui-même. Même si j’ai pu voir la création de nombreux projets inclusifs ces dernières années, j’ai le sentiment que ces initiatives sont aujourd’hui en train de régresser. C’est dommage car développer ce genre de relation et collaboration serait bénéfique pour tout le monde. Nous devons simplement apprendre que travailler avec des artistes-interprètes ayant des caractéristiques différentes, qu’iels soient en situation de handicap ou pas, rend les collaborations plus précieuses et innovantes.
Renae Shadler : Mes opinions sur la neurodiversité dans les arts changent constamment en fonction de chaque expérience ou rencontre et je me sens nerveuse à l’idée de faire une déclaration immuable. Pour l’instant, je me demande encore comment la scène peut apprendre à apprécier un spectre complet de mouvements et d’expressions artistiques. Par exemple, je ne pense pas que les festivals artistiques organisés uniquement autour de l’inclusion fassent réellement avancer la cause. Je pense plutôt que la neurodiversité devrait faire partie intégrante de la culture et du milieu de la danse, et que les projets avec des personnes en situation de handicap devrait pouvoir trouver leur place dans un festival ou dans la programmation d’un théâtre sans être justifié par une thématique ou un focus spécial. Personnellement, en tant que chorégraphe, je trouve stimulant de travailler avec des corps que l’on ne voit pas souvent sur scène, de se confronter à d’autres hiérarchies et de renverser l’échelle de virtuosité. D’un point de vue plus pragmatique, travailler avec des personnes aux capacités mixtes demande en effet plus de temps, de communication et de compréhension. Mais ces efforts en valent la peine car ces rencontres et collaborations sont extrêmement enrichissantes.
SKIN, vu au far° festival des arts vivants. Conception et performance Renae Shadler, Roland Walter. Direction artistique, chorégraphie Renae Shadler. Création sonore Samuel Hertz. Création décors, costumes Judith Förster. Création lumière Emese Csornai. Assistante à la création Mirjam Sögner. Production ehrliche arbeit – freelance office for culture. Distribution Dörte Wolter. Photo © Beat Pix With Heart.
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