Publié le 23 août 2021
Entre congés estivaux pour les un·es et marathons culturels pour les autres, l’été reste un moment privilégié pour dresser le bilan d’une saison riche en bouleversements. À l’occasion de cette cinquième édition des « Portraits d’été » il nous semblait nécessaire de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi la crise sanitaire et ses conséquences de plein fouet. Ces entretiens offrent un espace pour réfléchir à l’évolution des politiques publiques dans le spectacle vivant et à la manière dont la crise a pu, pour certain·es, réorienter ou questionner leur démarche artistique. Cette semaine, rencontre avec Marcela Santander Corvalán.
Depuis plus d’un an, le secteur du spectacle vivant est profondément impacté par la crise sanitaire. En tant qu’artiste, comment tu as vécu cette période ?
Cette année a été très intense, et parfois vraiment difficile. Au début, j’ai vécu cette période comme une véritable crise, un temps d’arrêt, une invitation à se poser des questions et à imaginer d’autres façons de faire. Chaque confinement a été pour moi une période de recherche intense. J’ai beaucoup travaillé. Avec Hortense Belhôte et Gérald Kurdian, on a créé une conférence/performance : « Concha, histoires d’écoute ». Elle devait voir le jour en décembre 2020, mais elle a finalement été créée en mai 2021 à La Pop à Paris. Ce projet collectif m’a permis de continuer à rêver, à rester connectée aux autres, à ne pas m’isoler. En parallèle, je suis restée en contact avec des ami·e·s et des artistes vivant dans d’autres réalités que la mienne, souvent dans des pays plus fragiles que la France, en Europe ou en Amérique latine. On a beaucoup échangé sur leurs manières de vivre cette crise. Ne pas rester enfermé·e dans sa propre situation m’a aidée à mieux comprendre ce qu’on traverse. Ces échanges créent des solidarités, des forces collectives. Et je crois profondément que ce déplacement du regard est nécessaire pour avancer ensemble.
Et concrètement, comment ça s’est traduit ?
J’ai continué à échanger avec les collaborateur·rice·s du projet TACTO, initié par NAVE, un lieu à Santiago du Chili avec lequel je travaille depuis plusieurs années. TACTO organise des rencontres entre artistes chilien·ne·s et programmateur·rice·s d’Amérique latine et d’Europe. Ce projet est né du besoin d’imaginer de nouvelles formes de lien et de collaboration, en tenant compte de la crise. On a réfléchi à la manière dont nos savoir-faire artistiques pouvaient être utiles dans un tel contexte, comment nos créativités pouvaient s’adapter, inventer, soutenir. Et surtout, on s’est demandé comment prendre soin les un·e·s des autres, créer des relations plus humaines, où la confiance prime sur le rapport de pouvoir.
Cette période t’a-t-elle amenée à faire évoluer ta manière de travailler ?
Oui, clairement. Cette crise sanitaire, mais aussi humaine, économique et écologique, était déjà là, en fait, avant le Covid. Mais cette situation m’a permis de prendre des décisions, dans ma vie personnelle comme dans mon travail. Cette inertie collective a forcé l’écoute, l’introspection. Elle m’a poussée à me demander : comment intégrer ces prises de conscience dans ma vie d’artiste ? Comment continuer à résister aux normes de plus en plus rigides qu’on subit en France ? J’ai pris une décision importante : ne plus collaborer avec des personnes ou des structures avec lesquelles je ne suis pas en accord. Ce n’est pas simple, mais c’est devenu essentiel pour moi. Cette crise m’a fait comprendre que nos engagements ne peuvent pas être séparés de nos pratiques. Se désengager peut être aussi difficile que s’engager. J’ai besoin que mes discours deviennent des gestes, des pratiques concrètes, physiques, réflexives et actives. C’est ce que j’essaie d’intégrer dans mon travail depuis.
Tu peux nous parler d’un projet qui a vu le jour cette année ?
Oui, cette période m’a donné encore plus envie de travailler collectivement. J’ai donc fondé ma propre compagnie : Mano Azul. C’est une étape importante, car elle me permet de créer mes propres espaces de travail, avec des artistes, des équipes techniques et de production que je choisis. J’ai pu commencer à poser les bases de Bocas de oro, ma première création de groupe, qui devrait voir le jour à l’automne 2022. Ce projet s’inspire d’un mythe de la culture Tiwanaku, un peuple pré-inca de l’actuelle Bolivie. Avec les interprètes, je veux explorer les mythes qui nous traversent, et en inventer d’autres ensemble. À partir de ce mythe, on travaille autour de nos plaisirs intimes et collectifs, en lien avec le corps. Ce que signifie « toucher » aujourd’hui, ce qu’il implique dans un monde post-pandémie, est au cœur de cette création.
Avec les occupations de théâtres, la réforme de l’assurance-chômage, l’année blanche… on a vu à quel point le secteur du spectacle vivant est fragile. Penses-tu que ça peut faire émerger de nouveaux modèles ?
Depuis mon arrivée en France en 2009, j’ai l’impression qu’on lutte en permanence pour que la culture existe, pour que les droits des artistes soient préservés. Et ces dernières années, la précarisation des secteurs publics s’est accentuée. L’intermittence est fragile, et je pense qu’on va devoir continuer à se battre pour la défendre. Mais j’ai aussi l’impression qu’on est à un moment de convergence des luttes. Des artistes s’organisent, comme avec Art en Grève, et leurs combats rejoignent ceux d’autres mouvements sociaux. Ce sont souvent des jeunes, engagé·e·s, queer, racisé·e·s, ou solidaires. J’espère que cette énergie et ces engagements vont traverser les théâtres, les équipes, les publics. Au Chili, d’où je viens, la rue a profondément changé le paysage politique. Le discours d’Elisa Loncon, présidente mapuche de l’assemblée constituante, m’a beaucoup marquée. Elle a dit :« Nous sommes en train d’inventer une manière d’êtres pluriels, démocratiques et participatif·ve·s. Le Chili sera un lieu plurinational, interculturel, où les droits des femmes, des minorités sexuelles, des enfants et des citoyen·ne·s seront respectés. Un lieu où l’on prend soin les un·e·s des autres et de la terre. » Si le Chili vit ça aujourd’hui, alors j’ai envie d’y croire, et de croire que ça peut devenir contagieux.
Le confinement a mis en pause tes projets. Comment ça a impacté la tournée de « Quietos » ?
C’est vrai que la pièce Quietos, créée en novembre 2019, a connu une tournée interrompue. On a eu la chance de la présenter quelques fois avant le confinement, mais ensuite toutes les autres dates ont d’abord été reportées, puis annulées. Le calendrier des théâtres s’est embouteillé, et aujourd’hui encore, beaucoup de lieux sont déjà complets jusqu’en 2023. Mais pour moi, une pièce n’est pas morte juste parce qu’un nouveau projet commence. Quietos est à l’origine de ma création suivante, « Concha, histoires d’écoute », et je crois qu’elle peut encore toucher des publics. Dans Quietos, on fait entendre des voix de femmes, parfois lointaines dans le temps ou dans l’espace, mais la connexion se fait par l’écoute et la présence. S’effacer pour laisser la place à d’autres voix, c’est essentiel pour les révolutions à venir. Mes deux pièces explorent cette idée, chacune à sa manière.
Nous sommes en août 2021. Comment vois-tu les mois à venir ?
J’espère d’abord qu’on évitera un nouveau confinement. En ce moment, je suis en pleine recherche pour « Bocas de Oro », tout en reprenant la tournée de « Quietos » et « Concha, histoires d’écoute ». Je participe aussi à la reprise de « Trottoir » de Volmir Cordeiro, une pièce qu’on avait dû interrompre. Et je poursuis plusieurs projets autour de la recherche, de la médiation, de la transmission. Je développe aussi des collaborations avec NAVE, et j’espère que tout ce travail pourra se déployer sans interruption. Il y a beaucoup à faire, beaucoup d’envies, et j’espère qu’on pourra les concrétiser.
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