Photo Requiem for L @ Chris Van der Burght

Alain Platel et Fabrizio Cassol : un dernier souffle en musique

Par Wilson Le Personnic

Publié le 12 juillet 2018

Accompagnés d’une douzaine de chanteurs et musiciens originaires de plusieurs continents, le chorégraphe Alain Platel et le compositeur Fabrizio Cassol orchestrent avec Requiem pour L une saisissante cérémonie funéraire. Sur fond d’un Requiem de Mozart mêlé à des sonorités africaines, le tandem belge conjugue différence et métissage dans une célébration œcuménique du passage de la vie à la mort.

Le goût de la recherche musicale est une particularité de l’œuvre du chorégraphe Alain Platel : « Au début, la musique ne servait qu’à établir une ambiance émotionnelle, en contraste avec la danse ou pour l’appuyer, mais il est vrai que, depuis ces dernières années, j’aime voir la musique transparaître dans les corps des danseurs. Ils étaient au départ réticents lorsque je leur demandais d’illustrer littéralement la musique. Mais peu à peu, ils ont trouvé dans cette méthode un sentiment très agréable, et ils adorent trouver une liberté personnelle et affective avec la musique. Avec des musiciens, c’est différent, mais penser la musique en termes de mouvement est tout aussi stimulant. C’est très inspirant pour eux d’approcher la musique de manière moins technique, mais davantage corporelle. » Depuis maintenant quelques années, les productions des Ballets C de la B dirigées par le chorégraphe creusent en effet un sillon où la musique prend une place centrale dans le geste de création. En témoignent les précédentes pièces Coup fatal et En avant, marche ! qui mettaient déjà en scène des chanteurs et musiciens au premier plan, dans des formes hybrides proches du concerto.

« Travailler avec la musique et des musiciens n’est pas un choix conscient de ma part, mais résulte d’une suite d’invitations que je n’ai jamais pu refuser. J’y ai vu la possibilité de développer un nouveau langage avec la musique », déclare Alain Platel. Avec Requiem pour L, le chorégraphe poursuit ainsi une collaboration avec le compositeur Fabrizio Cassol initiée en 2006. Complices de longue date, les deux artistes multiplient les formes qui mettent en tension la musique classique occidentale et une écriture hybride et métissée. Après les baroques Monteverdi (vsprs en 2006), Bach (pitié ! en 2008), Haendel et Vivaldi (Coup Fatal en 2014), le duo s’attaque cette fois au classicisme rigoureux de Mozart.

Le chorégraphe confie être particulièrement sensible au métissage caractéristique de l’écriture musicale de Fabrizio Cassol : « Le Requiem est une œuvre inachevée, Mozart est mort avant de l’avoir terminé. Süssmayr a par la suite relié les différentes parties entre elles. Fabrizio a travaillé à partir d’une copie d’un manuscrit original pour savoir où étaient les trous dans la partition. Utiliser ces vides pour produire autre chose, c’était comme entrer en dialogue avec Mozart, par-delà les siècles. » Fabrizio Cassol revisite ainsi l’écriture du compositeur autrichien en comblant les lacunes avec sa propre composition, au profit d’un dialogue irrévérencieux avec le compositeur autrichien. Sur le plateau, au milieu d’un décor inspiré du Mémorial aux victimes de l’Holocauste à Berlin, une troupe de chanteurs et musiciens originaires d’Afrique du Sud, d’Australie, de Tunisie, de Belgique, du Congo, du Portugal… tisse ensemble la grande diversité des rythmes et des sonorités avec virtuosité, à l’aide d’instruments inédits (accordéon, tuba, etc.) sur la partition de Mozart et des envolées polyphoniques d’influence nettement africaine.

Pendant toute la durée de la représentation, une vidéo est projetée en fond de scène et accompagne, de façon autonome et sans interruption, les chants et la musique. Filmée en plan fixe, la vidéo en noir et blanc, d’une crudité désarmante, représente une vieille femme – Louise, L, qui donne son titre au spectacle, allongée sur son lit de mort et entourée de sa famille. Si l’idée de la mort flotte presque systématiquement dans toute l’œuvre d’Alain Platel, le metteur en scène ne l’avait jamais abordée si frontalement. « J’ai vécu de très près la mort des autres ces dernières années. Au-delà du chagrin énorme que peut procurer le décès d’une personne proche, il y avait aussi une force présente que j’avais besoin de partager. Un médecin très engagé dans les soins palliatifs m’a présenté Lucie, qui connaissait déjà mon travail et qui savait qu’elle allait mourir. Elle nous a donné la permission de filmer sa mort, en accord avec sa famille. » L’utilisation de la vidéo dans le spectacle n’a pas été évidente. « Nous étions submergés par des questions personnelles, éthiques et juridiques. Nous avons pris le temps de partager ces questions avec les membres de l’équipe et la famille de Lucie, que nous avons intégrée au processus de création. Ils ont pu assister à des répétitions et se sont rendu compte de l’humilité de notre travail. » Si le passage vers la mort reste encore un sujet tabou pour beaucoup, une poignée d’artistes se sont déjà emparés du sujet : Bill Viola, Sophie Calle ou encore Pippo Delbono ont déjà filmé les derniers souffles de leurs mères allongées sur leurs lits de mort.

Au milieu du décor labyrinthique, composé d’une multitude de stèles noires servant aussi bien d’assises que de podiums de danse, les musiciens célèbrent en un même geste la mort et la vie. Alain Platel confie que ce dispositif a été essentiel pendant le processus de création. Le chorégraphe a exploité la force de la grande connivence entre les différents membres de l’équipe : « Je leur ai demandé de jouer la musique dans ce décor. C’était très important pour eux de pouvoir se regarder les uns les autres et d’engager intuitivement des déplacements dans l’espace. Ils jouent avant tout entre eux et pour eux-mêmes. »

Contrairement aux cérémonies funéraires occidentales, souvent funestes, la performance est auréolée d’une certaine énergie exutoire et heureuse. « Dans certaines régions dont les interprètes sont originaires, le processus de deuil et les rituels autour de la mort sont joyeux et festifs. » Nous retrouvons en effet dans le spectacle de nombreuses références à la mort issues de ces sociétés, notamment certaines charriées par les musiciens eux-mêmes. À l’instar de la musique, l’histoire et les cultures religieuses se retrouvent également créolisées. Pendant le processus de création, « chaque interprète a partagé ses histoires et les rituels de sa culture d’origine. Certaines des actions qu’ils réalisent au plateau proviennent directement de leurs expériences. J’ai également partagé avec eux des rituels flamands et occidentaux : nous avons par exemple assisté ensemble à des enterrements. » Empreinte d’une gravité désarmante, la performance reste un bouleversant hommage à la vie. Et c’est sans doute pour briser cette chape solennelle pesant sur ce rituel que les interprètes concluent le spectacle par une galvanisante séquence de gumboot dance (type de danse sud-africaine percussive pratiquée à l’aide de bottes de caoutchouc), comme pour accompagner, ou encourager, Lucie dans sa dernière expiration.

Vu au Festival de Marseille.
Photo @ Chris Van der Burght.