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Remote Le Havre : un théâtre urbain à ciel ouvert

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 janvier 2015

À l’occasion de la reprise de Remote Le Havre, Stefan Kaegi et Jörg Karrenbauer, membres du collectif Rimini Protokoll, reviennent sur la conception de ce projet singulier. Traversant la ville guidés par une voix synthétique, cinquante participants expérimentent une forme d’exploration urbaine où la frontière entre spectateur et acteur s’efface peu à peu. Entre fiction sonore, architecture réelle et regards croisés, Remote propose une relecture sensible et collective de l’espace public.

Remote Le Havre s’inscrit dans une série de pièces régies par un même protocole. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet et comment il s’adapte selon les villes où il est présenté ?

Stefan Kaegi : Le point de départ, c’est l’idée d’une voix synthétique, comme celle des navigateurs GPS, qui conduit un groupe de cinquante personnes à travers la ville. Nous voulions que cette voix, en apparence anodine, crée une forme d’autorité douce, presque invisible, qui nous oblige pourtant à modifier notre comportement collectif. Une conversation entre un être artificiel et une petite masse humaine. Le GPS, contrairement aux idées reçues, n’est pas qu’un outil pratique : il est devenu un compagnon omniprésent, une sorte de gouvernail psychologique. Dans les années 80, on craignait que le Walkman isole les individus ; ici, au contraire, l’idée était de voir si un dispositif audio pouvait générer un groupe en mouvement. Ce qui nous intéressait, c’était d’examiner jusqu’à quel point la technologie pouvait non seulement guider des trajectoires individuelles, mais aussi fabriquer des dynamiques collectives imprévisibles. Comment une simple voix désincarnée pouvait-elle imposer une synchronisation entre inconnus ? Nous avons imaginé Remote comme une manière ludique mais troublante d’interroger la relation entre autonomie personnelle et contrôle algorithmique.

Comment se sont passés les repérages au Havre ? Aviez-vous des lieux que vous souhaitiez intégrer absolument au parcours ?

Stefan Kaegi : Le défi principal, au Havre, c’était de trouver des endroits vivants dans une ville souvent très vide, surtout après des expériences à Bangalore, São Paulo ou Saint-Pétersbourg. Chaque ville nous impose ses propres défis : sa géographie, ses flux, son humeur collective. Nous nous sommes aussi intéressés aux différents états de l’eau dans cette ville portuaire : traverser une patinoire, une piscine… Cette idée m’a beaucoup séduit, car l’eau, dans ses formes successives, liquide, solide, gazeuse, est une métaphore parfaite pour ce que nous tentons de créer : une fluidité étrange entre l’humain et l’environnement urbain. Au Havre, l’enjeu était aussi de jouer avec l’échelle monumentale de la ville reconstruite après-guerre, son béton, ses lignes droites, tout en trouvant des poches de hasard, des lieux de décalage.

Le trajet commence dans un cimetière et s’achève sur le toit d’un hôpital. Comment avez-vous construit cet itinéraire à travers la ville ?

Jörg Karrenbauer : Nous aimons démarrer dans un endroit calme, en retrait, où l’on peut ressentir une certaine solitude. Un lieu qui crée une rupture immédiate avec l’agitation du quotidien. Si possible, nous essayons d’inclure une église, mais au Havre, elle était trop éloignée du parcours. Nous travaillons souvent avec des symboles forts : la naissance, la mort, la communauté. Quant à la fin, nous aimons clore le trajet dans un hôpital, pour des raisons dramaturgiques évidentes : l’hôpital est un endroit où le contrôle est omniprésent, mais aussi où la vulnérabilité humaine est la plus manifeste. C’est un espace de transition, entre soins et abandon, qui fait écho au chemin parcouru pendant la déambulation.

On traverse des lieux publics mais aussi des espaces où l’accès est habituellement réglementé. Les structures partenaires ont-elles accepté d’emblée ?

Jörg Karrenbauer : Au Havre, tous les lieux ont accepté avec enthousiasme. Ils ont vu notre projet comme une sorte d’expérience culturelle et médiatique innovante. Même l’hôpital nous a ouvert ses portes sans hésiter, ce qui est rare ailleurs.

Stefan Kaegi
 : Oui, c’était moins compliqué ici qu’à Vilnius, où aucune église n’a accepté, ou Lausanne, où l’hôpital avait refusé. Chaque ville a ses sensibilités. En Europe de l’Est, la notion d’espace sacré est souvent plus rigide. En Suisse, c’est plutôt la crainte juridique et administrative. À chaque fois, nous devons réinventer le dialogue avec les institutions locales, négocier la confiance, expliquer que nous ne voulons rien déranger, mais simplement mettre en scène ce qui est déjà là.

Dans Remote, les participants sont à la fois spectateurs et acteurs. Quel statut attribuez-vous à ces « porteurs de casques » ?

Jörg Karrenbauer : Ils sont à la fois spectateurs et performeurs. Sans spectateurs, il n’y aurait pas de performance. Mais ici, nous regardons autant ceux qui nous entourent que nous sommes regardés par eux.
Il y a une ambiguïté essentielle : chacun devient acteur sans s’en rendre compte. On est à la fois objet et sujet du regard. C’est ce va-et-vient permanent entre action et observation qui constitue l’essence du projet. C’est un théâtre diffusé dans la ville, où la frontière entre ceux qui regardent et ceux qui agissent disparaît peu à peu.

Ce groupe casqué attire forcément l’attention des passants, des automobilistes. Comment ces regards extérieurs nourrissent-ils la dramaturgie ?

Jörg Karrenbauer : Nous essayons parfois de provoquer des situations explicites pour susciter des réactions, même si leur imprévisibilité reste forte. Il y a toujours ce petit frisson, cette tension légère dans l’air. Au Havre, c’était fascinant de voir certains détourner les yeux, d’autres ralentir ou s’arrêter pour observer le groupe. Chaque regard extérieur devient un miroir tendu au groupe, une manière de révéler leur étrangeté et leur cohésion.

Stefan Kaegi : Oui, on pourrait dire qu’il existe un second cercle d’observateurs, comme l’aurait formulé Marshall McLuhan. Le projet repose beaucoup sur cette « double exposition » : le groupe vit une fiction intérieure, mais il est aussi visible, lisible, comme une anomalie dans la mécanique urbaine quotidienne.

Remote peut-il être lu comme une analyse sociologique ou anthropologique de nos sociétés contemporaines ?

Jörg Karrenbauer
 : En partie, oui, même si ce n’est pas notre intention principale. Nous préférons penser la ville comme un terrain de jeu en 3D, observer comment nous nous comportons en tant que groupe. Remote n’est pas un cours, ni une leçon ; c’est une expérience sensorielle et collective. Certains ont vu dans Remote une expérience politique forte, une manière de réécrire l’espace public avec nos propres expériences. J’aime beaucoup cette lecture. Ce qui nous intéresse, c’est que, pour une fois, nous devenons conscients de notre inscription physique dans la ville, de nos gestes collectifs, de nos complicités involontaires. Au lieu de subir la ville comme un décor fonctionnel, Remote propose de la vivre comme un espace plastique, mouvant, où nos propres mouvements écrivent une dramaturgie éphémère.

Photo Sylvie Rees