Photo Photo Yvan Cledat

Clédat & Petitpierre, Poufs aux sentiments

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 mars 2023

À la croisée des arts visuels et des arts vivants, Yvan Clédat et Coco Petitpierre développent depuis plus de vingt ans une œuvre pluridisciplinaire. Entre poésie et humour, leurs pièces mettent en mouvement de surprenantes sculptures vivantes dans des mondes à la fois oniriques et absurdes. S’inspirant des poufs, grandes perruques apparues au XVIIIe siècle et popularisée par Marie-Antoinette, des jardins à la française et de la Belle Danse, leur nouvelle création Poufs aux sentiments donne corps à deux figures à la fois grotesques et touchantes, quelque part entre le caniche, la poupée et les biscuits de porcelaine. Mis en scène dans la nature artificielle et géométrique d’un petit théâtre de verdure, ces deux personnages donnent à voir une vibrante célébration de l’amour et de la légèreté. Dans cet entretien, Yvan Clédat et Coco Petitpierre partagent les rouages de leur recherche et reviennent sur le processus de création de Poufs aux sentiments.  

Comme pour vos précédentes pièces, Poufs aux sentiments s’inspire de l’Histoire. Ici, votre intérêt s’est focalisé sur les poufs, coiffure apparue au XVIIIe siècle en France popularisée par Marie-Antoinette, des jardins à la française et de la Belle Danse. Pourriez-vous retracer la genèse et l’imaginaire de cette nouvelle création ?

Généralement, c’est la découverte d’une image qui est à l’origine de nos œuvres, au hasard d’une lecture, exposition ou consultation web. Celle qui est à l’origine de Poufs aux sentiments est une caricature datant du XVIIIème siècle et représentant un personnage, probablement une femme, nue, de dos, dont le corps a presque entièrement disparu au milieu d’une gigantesque perruque. Seules apparaissent ses fesses et ses jambes, simplement habillées de bas et de chaussures à talons caractéristiques de cette époque. Ce dessin est une charge contre les poufs : des coiffures délirantes, inventées par Rose Bertin, alors ministre des modes de Marie-Antoinette. Ces monumentaux volumes de cheveux étaient souvent ornés de rubans, de fleurs, de plumes, de bateaux, d’animaux morts, de portraits et autres bibelots improbables. Certaines avaient vocation à commenter l’actualité (comme ce fameux pouf surmonté d’une maquette de voilier pour célébrer la victorieuse frégate Belle poule) d’autres encore étaient conçues pour exprimer une humeur du moment : ce sont les poufs aux sentiments.

Comment avez-vous initié le travail à partir de cet imaginaire ?

Nous avions là ce que nous n’avons de cesse de rechercher dans l’immense corpus de l’histoire de l’art : des transformations corporelles, des métamorphoses auxquelles nous imaginons pouvoir donner vie dans nos spectacles et performances. Cependant nous ne pouvions pas nous satisfaire d’un sujet aussi spécifiquement lié à la cour et à la noblesse de l’ancien régime, et nous sentions bien qu’il nous fallait l’enrichir et l’ouvrir.  La question du vocabulaire gestuel, la façon dont les créatures que nous imaginons vont se mouvoir et interagir entre elles, se pose immédiatement lorsque nous nous arrêtons sur un sujet. Et très vite nous nous sommes intéressés à la danse dite baroque, la belle danse. Notre sujet s’est alors considérablement ouvert : nous avions devant nous plus de deux siècles d’histoire de la danse ! Sans nous soucier le moins du monde des anachronismes historiques, nous nous sommes également penchés sur la littérature précieuse, et notamment un roman de Madeleine de Scudéry : Clélie, histoire romaine, roman fleuve paru en 1654. Il s’y trouve un dialogue merveilleux où l’héroïne explique comment passer de Nouvelle amitié à Tendre (c’est-à-dire à l’amour). Et chaque sentiment prend la forme d’un village qu’il convient de traverser. Il faut ainsi cheminer à travers les villages de Petit soin, Soumission, probité, soumission etc. Sans tomber dans le lac d’Indifférence ou la mer de l’Oubli !! Cette carte de Tendre à très rapidement donné lieu à une illustration sous la forme d’une véritable carte géographique qui a contribué au succès du roman. Poufs aux sentiments est donc une pièce autour de l’amour, comme beaucoup de nos œuvres.

Comment avez-vous matérialisé cet univers au plateau ?

Après avoir réuni toutes ces références, il nous restait plus qu’à trouver l’espace dans lequel nos créatures allaient évoluer. Et le fameux jardin à la Française s’est très naturellement imposé à nous. Entre le labyrinthe de Shining (réalisé par Stanley Kubrick), les personnages taillés par Edward aux mains d’argent (réalisé par Tim Burton) et le jardin d’Alice aux pays des merveilles, nous avons imaginé cet espace de verdure géométrique dans lequel tout prendrait vie. Deux buis anthropomorphiques (interprétés par Coco Petitpierre et Max Ricat) habitent ce jardin, comme un double végétal du couple de poufs (interprétés par Ruth Childs et Sylvain Prunenec). L’amour est le sujet de notre spectacle. Il n’y a que des couples : deux Poufs amoureux, deux buis qui dansent ensemble, deux sapins animés, deux boules de buis mobiles. C’est une pièce où les visages des interprètes principaux sont à vue, ce qui est assez nouveau pour nous. Jusqu’à présent nos costumes recouvraient les corps et les visages. Ruth et Sylvain, sont deux extraordinaires danseur et danseuse avec beaucoup d’intensité de jeu, au sens théâtral. Poufs aux sentiments est peut-être notre pièce de plateau la plus douce, où la temporalité y est aussi moins perturbée que dans nos précédentes créations. Cette douceur, cette légèreté, nous savions qu’elle serait au centre du spectacle car dès les premiers essais nos deux poufs nous sont apparus à la fois touchants, tendres, et grotesques, quelque part entre le caniche, la poupée et les biscuits de porcelaine du XVIII ème.

Comment avez-vous abordé et traduit chorégraphiquement ces références ? Pourriez-vous partager le «processus chorégraphique» de Poufs aux sentiments ?

Comme toujours, lorsque les costumes sont bien avancés, il faut, avec les interprètes, évaluer les possibles, ou plutôt les impossibles ! En l’occurrence les énormes coiffures perturbent considérablement le centre de gravité de Ruth et Sylvain. La nuque est mise à rude épreuve en raison de leur poids. Pour les soulager un peu, nous les avons équipés de minerves médicales, ce qui bien-sûr entrave considérablement les mouvements de tête. Se posent aussi des problèmes de visibilité puisque leurs visages sont au centre d’un très gros volume de cheveux. C’est la somme de ses difficultés qui nous aide à déterminer le langage chorégraphique des créatures. Ruth et Sylvain sont aussi des forces de propositions sur lesquelles nous nous sommes largement appuyés. Nous avons par ailleurs demandé à Céline Angibaud, spécialiste de danse baroque, de nous enseigner les principaux pas et attitudes spécifiques à cette danse et nous nous en sommes joyeusement et librement emparés. Nous avons notamment composé une séquence très répétitive ou les deux poufs, tels les petits monstres du jeu Pacman parcourent le jardin géométrique en n’effectuant que des rotations à 90°. Nous avons aussi beaucoup travaillé pour définir le mode de présence et le langage chorégraphique des deux buis anthropomorphiques. Ce que nous pensions pouvoir être réglé facilement s’est avéré complexe. Nous voulions à la fois assumer pleinement leur présence et, dans le même temps, que le spectateur puisse les oublier un temps lorsqu’ils se fondent dans le feuillage du jardin. Nous voulions aussi qu’il soit question d’amour entre eux. Mais un amour entre buis, privés de parole et de regards. Nous voulions évoquer leur fragilité de végétaux domestiques, à fois autonomes et dépendants du bon vouloir des poufs, maîtres du jardin. Nos créatures sont souvent vulnérables, leur existence est souvent menacée, leurs territoires sont souvent des refuges. Parce que c’est aussi ça l’amour, prendre le risque d’une catastrophe à venir : la disparition de l’être aimé.

Conception, chorégraphie, scénographie, costumes Yvan Clédat et Coco Petitpierre. Avec Ruth Childs, Sylvain Prunenec, Max Ricat et Coco Petitpierre. Création sonore Stéphane Vecchione. Lumières Yan Godat. Robots Yvan Clédat et Yan Godat. Réalisation des éléments scéniques et des costumes Yvan Clédat et Coco Petitpierre. Assistants textile Anne Tesson et Céleste Clédat. Photo Yvan Clédat.

Le 18 mars, au Festival Conversations, Cndc Angers
Du 12 au 14 avril, au maillon à Strasbourg
Le 11 juin au festival Uzès Danse
Le 5 juillet au Festival MIMOS à Périgueux