Photo © Pierre Grasset

Pierre Pontvianne, Percut

Par Marika Rizzi

Publié le 23 juin 2021

Avec sa dernière création le chorégraphe Pierre Pontvianne poursuit les directions qui sont chères à son art : sobre, incisive, rigoureuse, Percut se place dans une continuité esthétique propre au travail du chorégraphe et creuse davantage le sillon de radicalité que les pièces précédentes avaient déjà commencé à tracer. Mais parler exclusivement de radicalité pour nommer le choix de ne pas déroger à une ligne directive unique, risque d’être réducteur et limiter la lecture de cette nouvelle création. Ce à quoi Percut invite semble dépasser la dimension esthétique qui, malgré sa force et son caractère défini, arrive à soulever aussi autre chose. En filigrane, une posture se déploie, une réflexion est mobilisée, subtilement, qui s’aligne de façon particulièrement pertinente avec la situation qui lui est contemporaine, celle inédite que nous vivons collectivement.

Le travail du chorégraphe est animé par le temps présent. Dans un entretien réalisé avec lui quelques mois avant la création, il affirme «être en réaction avec le réel». Son style épuré, son approche quasi mathématique de la composition n’est pas imperméable aux influences du monde, au contraire, il se laisse traverser par les préoccupations qui surgissent de l’actualité. Percut fait partie de ces œuvres dont la création a été marquée par la période de crise sanitaire et le bouleversement qui en a découlé. Serrée dans l’étau d’une conjoncture peu favorable au mouvement, la pièce ne reflète pas seulement la contrainte imposée aux corps, elle joue aussi avec les termes qui vont déterminer leurs futurs mouvements.

D’un souffle commun

Absorbé.e.s par le noir de la scène et la profondeur du plateau, les six interprètes forment un demi cercle compact qu’ils.elles ne quitteront que le temps de faire quelques pas. Le calme avec lequel les danseur.se.s avancent dans l’espace laisse percevoir la légère tension qui sous-tend leur présence, la tenue tranquille de leur corps n’est qu’apparente, en réalité on en devine la charge qu’elle contient. Rapidement une figure se défait du groupe et murmure puis scande plusieurs fois des mots à haute voix qu’elle adresse en direction du public pour enfin rejoindre sa position dans le demi cercle. Un silence s’installe, temporaire et tenu lui aussi. Le regard des six interprètes se croise alors et se stabilise créant un réseau virtuel mais effectif qui les lie et qui les soutient. Leur peau se détache du noir pour laisser les visages et les avant-bras dessiner des volumes de chair dans l’espace, immobiles. Ce tableau prend forme dans une atmosphère de clair-obscur dans laquelle ils.elles semblent vaciller et qui ne manque pas de rappeler celle de certaines peintures flamandes.

Dans la stabilité de cette configuration, ce sont les mouvements des lèvres des interprètes qui informent qu’un texte est prononcé à l’unisson. Secret, il se rend progressivement perceptible. Des bribes d’un discours, des mots précis commencent à se livrer, là aussi à voix haute et en chœur. Ces affirmations brisent le silence du chuchotement à peine audible qui maintient tout de même une vibration vivante bien que mystérieuse. Le murmure du texte devient la toile de fond de laquelle, au-delà des cris, des mouvements s’échappent des corps des danseurs et des danseuses. Des saccades telles de brèves secousses viennent rythmer et bousculer l’immobilité de l’image. La contraction du diaphragme, la légère inclinaison du buste, des micro ajustements de la tête accompagnent les effractions sonores. Parfois les avant-bras se replient vers le buste ou sur les cuisses pour accentuer davantage l’intensité des mots criés. Ces brefs mouvements rapides surprennent ponctuellement le regard à l’intérieur de la composition plutôt minimaliste. Un fond sonore, lointain mais présent, accompagne les déclamations et les accueille dans une nappe de tranquillité, comme pour en adoucir l’impétuosité.

Toucher au point d’équilibre

Parler de Percut pourrait donc s’arrêter à cette action centrale, où quelques variations font événement. La pièce se développe en effet autour d’un nombre restreint d’éléments. Les ingrédients qui la constituent sont réduits à l’essentiel et minutieusement dosés à l’intérieur d’une structure dont la stabilité est tenue grâce au maillage collectif et fin des voix et des présences des interprètes. La question de la nécessité traverse le travail du chorégraphe qui, dans un le même entretien, nous affirme que « ce qui reste au plateau est ce qui survit », attitude qui implique de passer par un procédé de sélection durant le processus de recherche. Dans Percut, aucune concession à l’excès n’est faite. Pierre Pontvianne pousse le curseur à l’endroit de l’extrême équilibre où seul ce qui est au service de la pièce y trouve place. Le chorégraphe dit opérer un mouvement de détachement pendant la création, glissant dans une posture de laisser venir en essayant de travailler la spécificité de ce qui se passe : « À un moment donné, c’est l’objet qui me dicte ce dont il a besoin ». Ne pas sur-intervenir donc, mais plutôt trouver la juste tension au sein de la matière qui émerge, pour ensuite laisser agir sa force, céder le pas à son expression immanente.

Toucher au point d’équilibre, atteindre et s’arrêter au stricte nécessaire n’est cependant pas un exercice anodin, au contraire, c’est une posture qui transite par une opération non moins exigeante : celle du renoncement. Bien que le chorégraphe s’appuie sur les logiques inhérentes à la dynamique de ce qui se révèle au fur et à mesure de la pièce, il est tout de même question d’abandonner une série de directions et d’agencements qui émergent de la recherche et qui eux aussi pourraient intégrer la chorégraphie. C’est à cet endroit que Percut entre particulièrement en résonance avec l’actualité puisque cette dernière nous pose collectivement face à l’obligation de renoncer à un certain nombre de choses, d’abandonner l’attrait pour des diversions, dans le but de revenir à une forme d’équilibre. Le dérèglement écologique, économique, social, sanitaire, etc, face auquel le monde cherche aujourd’hui des voies de survie, contraint à faire le constat d’un système sur-chargé, qui a rendu son propre mécanisme dysfonctionnel. La dramaturgie de la pièce repose sur la cohabitation de qualités diverses, telles que la puissance des cris et la lenteur des rares déplacements du groupe. Cette distribution savamment mesurée arrive à calibrer le jeu entre tension et suspension, action et attente, entre réaction et contemplation.

Ancré.e.s au sol, les six interprètes laissent leur voix traverser l’espace, le déchirer même, tandis que les quelques pas et les regards qui les accompagnent indiquent temporairement le lointain, comme pour prendre acte de la profondeur d’un autre espace, incertain, indéfini, empêché ? Si les motifs de la pièce tissent un récit enfermé dans des boucles sans issue apparente, sa lecture est loin d’être univoque. Percut devient une prière collective, un entraînement à l’affrontement, un face à face d’encouragement, un geste de résistance, un rituel exorciste, un appel au dernier recours, ou encore, 50 minutes de prouesse. Par son exigence, la pièce amène à un endroit d’attention et de vigilance qui s’aligne, enfin, avec une réflexion sur sa contemporanéité, sur la nécessité de cibler l’essentiel, sans en déroger.

Percut, vu à l’Atelier de Paris / CDCN. Chorégraphie Pierre Pontvianne. Interprétation Jazz Barbé, Laura Frigato, Paul Girard, Florence Girardon, Clément Olivier, Léna Pinon-Lang. Conception sonore Pierre Pontvianne. Production Emilie Tournaire. Lumière Valérie Colas. Décor Pierre Treille. Photo © Pierre Grasset.