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Portraits d’été : Pauline Simon

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 7 août 2017

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Pauline Simon.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

Dans mon tout premier souvenir de danse, je suis minuscule, à hauteur de taille adulte, et je regarde les corps tournoyer autour de moi : ventres, jambes, pieds. J’accompagne, enfant, ma mère dans des bals de campagne qui réactivent pour elle les souvenirs heureux de sa jeunesse dans une petite ville de la Loire. La danse en couple me plonge dans une compulsion sociale joyeuse, et grâce aux privilèges de l’enfance, j’ose inviter tout le monde à danser: les vieux, les jeunes, les hommes, les femmes. Peu m’importe, tant qu’il y a du mouvement et que je peux apprendre. J’évite seulement les enfants de mon âge, pour ne pas être perçue comme un petit couple, mais comme une apprentie.Je cherche des maîtres à danser, des partenaires exigeants. Il faut gérer le collectif, l’espace, la dynamique du cercle, dans un lieu bondé. L’entrechoc devient alors une forme de fluidité sociale. Il paraît que quand je m’arrêtais de danser, je m’endormais instantanément, comme si ma tension chutait d’un coup. Mais tant que je dansais, je pouvais fatiguer tout le monde jusqu’au petit matin.

Quels spectacles t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

Voir ma sœur en concert, enfant, ma sœur est pianiste, m’a marquée très profondément. J’avais une connaissance intime de sa préparation, de son travail quotidien, de son engagement absolu. J’étais la seule à pouvoir participer à ce rituel : réchauffer ses mains, trouver les bons gestes, transmettre le calme et l’énergie. Les personnes avec qui l’on peut être paisiblement présentes juste avant qu’elles montent sur scène sont rares. Cela a sans doute bouleversé dès le départ ma façon d’« aimer » ce qui se passe sur scène, et mon rapport à l’« assistance ». Ceux qui me restent en mémoire sont souvent les pièces auxquelles je ne pouvais pas être préparée. Celles qui me donnent envie d’écrire, aux artistes ou juste pour moi. Voici quelques-unes de ces pièces : So Schnell (1992) de Dominique Bagouet, Adecedarium Bestiarium (2013) d’Antonia Baehr, Wagons Libres (2012) de Sandra Iché, Mercurial George (2016) de Dana Michel, Sans (2000) de Martine Pisani, By Heart (2014) de Tiago Rodrigues, Ça quand même(2004) de Maguy Marin et Denis Mariotte, Trio A (1966) d’Yvonne Rainer, Cheval (2010) d’Antoine Defoort et Julien Fournet, Paratactical (2017) de Noha Ramadan, Self Unfinished (1998) de Xavier Le Roy, Love (2003) de Loïc Touzé et Latifa Laâbissi, Idéographie (2011) de Noé Soulier… Je suis sensible aux formes qui combinent radicalité et générosité, et face auxquelles je ne suis jamais prête. Mais si je ne devais parler que d’une seule pièce, ce serait Mercurial George de Dana Michel, vue au FTA à Montréal en 2016. C’est difficile à expliquer, parce que rien ne semblait répondre aux grilles de lecture habituelles. Ce travail m’a touchée parce qu’il m’a confrontée à la rareté des femmes racisées sur scène, et surtout parce que Dana Michel renversait, avec poésie, grâce et folie, les représentations figées de la femme noire. Ce qu’elle proposait m’a atteinte sur tous les plans à la fois : politique, symbolique, chorégraphique, sonore, visuel. J’ai ressenti de la honte dans mon regard de blanche, de l’effroi, et à d’autres moments, une forme d’exaltation. Je n’avais jamais eu honte au théâtre. J’ai transpiré, contenu mes pleurs, traversé une heure de secousse.

Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Danser avec de la fièvre est une expérience assez sensationnelle. Quand le corps est malade, il va à l’essentiel, et c’est paradoxalement très agréable : certaines facultés s’intensifient, le jugement s’efface. Je suis alors entièrement ramenée à l’écoute première du corps. Je me souviens aussi de la répétition générale d’Exploit, dans le hall du 104. C’était le seul espace public parisien assez vaste pour nous accueillir. C’était aussi la première fois que je présentais une forme comme chorégraphe et interprète, dans un lieu ouvert. Le lendemain, la pièce était jouée au Théâtre de la Ville, et primée. Il y a aussi la joie très forte d’être musicienne sur scène. J’ai joué de la batterie dans Set Up de Mickaël Phelippeau, chanté dans certaines de mes pièces. Plus récemment, j’ai proposé une forme musicale avec le musicien Ernest Bergez, au Silencio. Ce moment a compté, car la musique a apporté une liberté nouvelle dans mon travail, tout en convoquant quelque chose de très intime de mon enfance. J’ai eu cette pensée étrange : je n’ai pas encore réalisé les pièces que je voulais faire enfant. Il faudra, à l’avenir, que j’écoute davantage l’artiste enfant Pauline.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans ton parcours ?

Toutes les personnes qui m’ont fait confiance de façon claire ont compté. Elles se reconnaîtront, je pense. Leur confiance m’a permis des audaces, des envols. Je dialogue souvent avec les œuvres, pas forcément avec les auteurs. J’ai même essayé d’écrire des conversations entre moi et des pièces. Parmi les rencontres structurantes, je citerais le travail de Loïc Touzé et Mathieu Bouvier. Leur expérimentation sur la représentation a profondément influencé ma vie d’interprète. Leur approche, à la fois ouverte, humaniste et rigoureuse, m’a transformée. Depuis, je ne travaille plus de la même façon.

Quelles œuvres chorégraphiques ou théâtrales composent ton panthéon personnel ?

Je dois t’avouer que le mot « panthéon » m’évoque un cimetière. Je préférerais imaginer un espace vivant, mobile… un bateau, par exemple. Un lieu où l’on entre pour se croiser, et dont on sort pour poursuivre sa route. Sur ce bateau, j’embarquerais certaines pièces citées plus tôt, mais aussi les matériaux conducteurs de Beuys, une rétrospective de Joan Jonas, toute la finesse de Francis Alÿs, Kontakthof (1978) de Pina Bausch, les publications de Fannie Sosa, Storytelling for Earthly Survival (2016) de Donna Haraway, les cabarets de Valeska Gert, Solo (1995) de Forsythe… Mais le mois prochain, je changerai la sélection. Je n’inviterai pas trop de monde d’un coup, histoire de ne pas faire couler le bateau sous le poids de l’Histoire.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

La danse doit rassembler ceux qui ne se ressemblent pas, pour reprendre Hortense Archambault. Elle doit réveiller les consciences, continuer à lutter pour la visibilité et la place de tous les corps. Elle doit aussi regarder en arrière sans renier : faire danser ses ancêtres, ne jamais se croire fille de rien. Et enfin, elle doit inventer de nouveaux systèmes de production, en phase avec le monde tel qu’il est devenu.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

J’ai le sentiment qu’un·e artiste doit d’abord se dégager des rôles qu’on lui assigne. On nous demande d’être bons communicants, mécènes, gestionnaires… Or, être en marge de ce qu’il faudrait être, et inventer une manière d’exercer ce métier, c’est déjà un engagement. Je crois qu’une des particularités de la position d’artiste, c’est de révéler des phénomènes partagés – au sens mystique, au sens sociologique – tout en interrogeant les conditions de création : comment, pour qui, à partir de quoi. Un·e artiste, c’est peut-être quelqu’un qui nous rend plus sensibles, donc plus engagés, donc moins peureux.Quelqu’un qui nous rend meilleurs amateurs, meilleurs amants, nouveaux apothicaires… Quelqu’un qui court-circuite la vision du monde telle qu’on nous l’a apprise, et nous renvoie vers nous-mêmes.

Photo Rebekka Deubner