Photo Jonta Maciejewska

Portrait d’été : Ola Maciejewska

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 18 août 2017

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Ola Maciejewska.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

Il y avait une petite scène dans la forêt, près de la maison où je vivais. Je n’ai jamais vu de spectacle dessus. Les gens s’y retrouvaient plutôt pour des concours de pêche ou pour passer le temps. Elle avait un petit toit jaune, à moitié transparent, qui diffusait une lumière douce, chaude, changeante selon la météo… Je me souviens aussi des silhouettes dansantes et des figures animales peintes sur les parois des grottes, dans un livre d’histoire et d’archéologie que ma mère avait acheté. Un peu plus tard, j’ai entendu parler de danse classique par ma grand-mère, mais je ne savais pas à quoi cela ressemblait, alors je me suis inventé une version dans ma tête. Je me souviens très bien de la première fois que j’ai vu un spectacle de danse, à l’Opéra. C’était une inauguration ou un anniversaire, je ne sais plus exactement, mais des confettis argentés tombaient des cintres. Avec d’autres enfants, on est montés sur scène pour les ramasser, et à ce moment-là, tous les danseurs se sont figés, comme des statues du musée Grévin.

Quels spectacles t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

J’étais à Tokyo, en avril dernier, pendant la saison du Hanami, où les gens prennent le temps de « regarder les fleurs de cerisier ». Un jour, je suis allée visiter un sanctuaire Shinto. J’ai voulu prendre une photo du Kagura-den, là où l’on pratiquait autrefois la danse Kagura et le théâtre Nô. Je me suis placée devant la petite scène pour faire ma photo avec mon iPhone, mais soudain, je me suis sentie étrangement déplacée. En me retournant, j’ai aperçu un petit groupe assis sur un banc. Ils fixaient tous la scène, sans rien dire. Je me suis poussée pour comprendre ce qu’ils regardaient : ils attendaient qu’une rafale de vent soulève les pétales blancs des cerisiers. Et soudain, une nuée de pétales s’est mise à tourbillonner. C’était un moment très beau, sans aucun humain au centre, juste une chorégraphie offerte par le vent. Je me suis sentie soulagée.

Peux-tu partager quelques souvenirs qui t’ont marqué en tant que danseuse ?

Des situations bordéliques, des imprévus, des erreurs, des accidents… Une fois, avant qu’on n’arrive pour une répétition, j’ai enfilé un cocon en latex normalement utilisé dans le SM. Je ne savais pas que j’étais un peu claustrophobe… je me suis mise à paniquer. Je ne pouvais plus bouger, je tombais en avant sans arrêt, je riais et criais en même temps. Je me souviens aussi des cours donnés par d’anciens danseurs de William Forsythe, où l’on apprenait des extraits de son répertoire. Ces mouvements rapides, qui partent dans tous les sens avec une nonchalance précise, m’ont rendue heureuse. Une autre fois, j’ai piégé un gâteau d’anniversaire avec du matériel pyrotechnique, pour qu’il explose devant son destinataire. Résultat : les murs de notre loge redécorés avec de la crème pâtissière impossible à nettoyer. Et puis, à minuit, sur le parking d’un Ikea en banlieue parisienne, j’ai dû envoyer en BlaBlaCar la scénographie de mon solo TEKTON (2015) en Suisse. Toutes ces situations absurdes sont plus fortes que les révélations sublimes. Ce qui est intense, c’est aussi de devoir gérer les conséquences de mes bêtises.

Quelles sont les rencontres artistiques qui ont marqué ton parcours ?

J’aime collaborer avec des objets, des œuvres, des livres, des histoires. Il y a beaucoup de personnes que j’estime profondément. Mais mes rencontres avec Maaike Bleeker et Bojana Cvejic ont été parmi les plus décisives. Il y a aussi cette fois où je suis allée au zoo de Vincennes avec Simone Forti. Elle parlait de solitude, d’animaux, de l’idée de ne pas avoir de chez-soi. Ce moment a été très important pour moi. Et puis la découverte de Marie-Thérèse Allier à la Ménagerie de Verre. Travailler avec ma mère aussi. Après l’école, je passais du temps avec elle dans sa chambre noire, où elle développait ses photos. Plus tard, elle m’a aidée à coudre les costumes de ma première performance, Loïe Fuller : Research (2011). Elle m’a transmis le goût du fait main, du bricolage, une sorte d’attitude do it yourself.

Quelles œuvres forment ton panthéon personnel ?

Ce sont souvent des choses venues d’ailleurs que de la danse. Par exemple, Citroën qui utilise la signature de Picasso, ça me rappelle qu’on vit plus dans une culture de la marchandise que dans une critique de la marchandisation. Me suspendre à une corde dans une des Dance Constructions de Simone Forti m’a permis de ne plus considérer la danse comme un réflexe ou une évidence. Le dernier voyage de Bas Jan Ader, ce geste de traverser l’Atlantique en solitaire et de disparaître, reste pour moi une façon élégante de faire un doigt d’honneur à l’Art Conceptuel. Je pense aussi à Pauline Boty, qui posait avec ses œuvres comme si elle savait déjà prendre de la distance critique avec l’auto-référence. À Loïe Fuller, qui a introduit les effets spéciaux dans la chorégraphie. À Maya Deren, qui se disait danseuse. À cette petite fille que j’ai vue danser un jour sur une île, avec une précision excentrique. Et à Peter Fischli et David Weiss, déguisés en animaux dans le paysage. Ou à des architectures, des villes, des meubles, des motifs, des comportements. Et aux sublimes pièces de théâtre Nô.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Tu veux dire, en termes de problématiques générales ? Un courant dominant ? Je ne me concentre pas trop sur les discours curatoriaux. Pour moi, faire des pièces, c’est une manière de saisir des problèmes. Et j’ai un vrai souci avec l’anthropocentrisme de la danse, son obsession pour la reproduction d’une image fixe d’elle-même, ses réflexes auto-référencés, ses méthodes répétitives pour générer du mouvement ou en parler. J’essaie de m’amuser avec ce qui m’énerve.

Quel rôle doit avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

La figure de l’artiste est toujours une construction. Il ou elle peut jouer au penseur, à la pop star, au sceptique, au chef d’entreprise, au médium, au professeur, selon les contextes. Pour moi, l’art, c’est un endroit, un espace, un événement dans lequel je peux recadrer mes propres manières de percevoir, et peut-être aussi les perceptions collectives. L’art est plus puissant quand il ne tourne pas uniquement autour de l’artiste, de ses idées fixes, de son bien ou mal. Ce qui compte, c’est l’expérience qu’il ou elle parvient à évoquer, le voyage que ça produit chez les autres. Un trajet qui rappelle, qui transforme, ou qui confronte.

Photo Jonta Maciejewska