
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 16 mai 2018
Avec My Revolution Is Better Than Yours, la metteuse en scène Sanja Mitrović interroge l’héritage des révolutions de 1968 à l’échelle mondiale. À partir d’archives, de témoignages et d’une distribution internationale, elle compose une fresque théâtrale multilingue et fragmentée. Entre cinéma et scène, histoire et mémoire, engagement et spectacle, le projet explore les failles de la transmission révolutionnaire et questionne notre capacité à faire résonner ces luttes dans le présent.
Sanja, My Revolution Is Better Than Yours associe et superpose différentes histoires liées à plusieurs révolutions advenues dans les années 1960. Comment as-tu pensé ce corpus d’événements qui gravitent autour des manifestations de mai 68 ?
En ce qui concerne un événement aussi largement discuté et médiatisé que Mai 68, dans un contexte tel que son cinquantième anniversaire, il aurait été trop facile de faire appel à une nostalgie bête, ou de faire une appropriation nationale ou locale de ce patrimoine politique. Il me semblait donc important de trouver un nouvel angle d’attaque, plus iconoclaste, presque irrespectueux. Plutôt que de revenir, par exemple, sur les tropes bien connus de la France révolutionnaire, j’ai délibérément choisi de regarder ailleurs. Je me suis intéressée aux manifestations de 1968 comme à un réseau mondial de soulèvements interconnectés, une sorte de séisme politique planétaire. Des États-Unis aux pays du bloc de l’Est, en passant par l’Europe occidentale, tous ces mouvements cristallisent les tensions de leur époque, avec une portée qui résonne encore aujourd’hui.
Comment ces événements mettent-ils en perspective notre histoire contemporaine ?
En approfondissant ce premier cadre de recherche, je me suis rendu compte que, pour saisir véritablement l’héritage de 68 et sa pertinence face aux bouleversements actuels, il fallait en déplacer le point de vue. L’aborder non plus seulement depuis l’intérieur de l’Europe, mais à travers le regard de celui ou celle qui en est exclu, écarté, ou marginalisé. Le cinquième « personnage » présent sur le plateau, en tant que narrateur général, est un immigré soudanais qui a connu la révolution libyenne et ses conséquences dramatiques. Son témoignage confronte l’Europe contemporaine à ses propres aveuglements : son histoire est porteuse d’une vérité clandestine que nous nous efforçons trop souvent d’ignorer.
Tu réunis sur le plateau plusieurs comédiens, tous d’origines différentes. Ils parlent aussi plusieurs langues. Associer une équipe multiculturelle était-il une envie présente dès le départ ?
Oui, absolument. Le caractère transnational de 68 est essentiel à mes yeux. On pouvait y percevoir une forme de contagion politique, une onde de choc partagée par des pays très différents. J’ai donc réuni des artistes venus de France, de l’ex-Yougoslavie, de Russie et d’Espagne, afin de construire une dramaturgie plurielle, à plusieurs voix, tissée autour de témoignages et d’histoires croisées. Le multilinguisme n’est pas un effet de style, mais un nécessaire outil de résonance : il permet de donner à entendre la vérité multiple des luttes.
Comment ces voix prennent-elles corps sur le plateau ?
Les interprètes incarnent une constellation de figures : des personnages historiques, mais aussi des figures anonymes, des voix contemporaines, des fragments de discours. Ils réinventent ces paroles, les confrontent à leurs propres réalités, se les approprient pour raconter une autre histoire de l’Europe. Une Europe déchirée, inquiète, réfugiée dans le déni et l’hypocrisie. Les comédiens ne restituent pas seulement des rôles : ils incarnent des tensions. Ils nous montrent comment l’idéal d’internationalisme s’est effacé devant la peur de l’Autre.
Le dispositif scénique fait référence aux décors de cinéma. Pourquoi avoir choisi cette esthétique ?
La révolution, dès les années 60, devient un objet médiatique. Les images tournées lors des manifestations ont circulé très rapidement. Elles ont donné à voir une esthétique de la révolte, qui s’est confondue avec son essence. La scène est donc conçue comme un plateau de tournage : c’est un espace de jeu et de fabrication, où se mêle le réel et sa mise en scène. On y questionne la spectacularisation de la politique, la façon dont les images modifient les actes. La révolution est-elle encore possible sans caméras pour la documenter ? Sans visibilité, la lutte existe-t-elle ?
Pourquoi le film Viva Maria ! de Louis Malle se retrouve-t-il au centre du spectacle ?
Parce qu’il incarne cette ambiguïté. Sous ses apparences de comédie populaire, il véhicule un contenu subversif insoupçonné. Deux femmes, deux Mari(a), mènent une révolution en talons et en jupons. C’est à la fois grotesque et stimulant. Rudi Dutschke, figure emblématique du mouvement allemand de 68, en aurait fait son film préféré. Cela m’a fascinée : comment une fiction légère, rejetée à sa sortie, devient-elle l’étendard d’une jeunesse en lutte ? Ce film pose les bases d’une révolution joyeuse, esthétique, féminine et politique. Il anticipe déjà les tensions entre les formes et les contenus, entre le jeu et l’engagement, entre le désir et l’idéologie.
Tu as été en résidence à Nanterre Amandiers. As-tu eu l’occasion de visiter l’Université de Nanterre, berceau de Mai 68 en France ?
Oui, bien sûr. Cela avait une dimension à la fois symbolique et concrète. Nous avons même élargi cette exploration à d’autres lieux emblématiques comme Paris 8 à Saint-Denis ou la Sorbonne. J’ai été très marquée par l’occupation de Paris 8 en 2018 par des migrants et des étudiants. Ce lien, entre passé et présent, est pour moi d’une importance vitale. Il rappelle que les slogans de 68 ne sont pas figés dans le musée : ils restent des outils d’analyse, de mobilisation, de résistance.
Tu développes depuis plusieurs années des projets liés aux réalités sociales, politiques et culturelles. Qu’est-ce qui anime ce choix ?
J’envisage le théâtre comme un espace de confrontation entre ce que nous sommes et ce que nous pourrions être.La mémoire, la transmission, l’engagement, sont des moteurs constants dans mon travail. J’aime explorer comment le passé peut éclairer le présent, et comment le présent peut reconfigurer notre vision du passé. Le plateau devient un terrain de fouilles, un endroit où les couches du temps se croisent, s’entrelacent, se disputent.
Vers quelle direction tends-tu aujourd’hui dans ta pratique ?
Je poursuis cette quête d’une forme qui permette d’accueillir la complexité. Cela passe par le travail avec des amateurs, des artistes de différents horizons, et par la construction d’un espace scénique où plusieurs réalités puissent coexister. Je cherche à maintenir vivant le lien entre art et société, sans jamais figer les rôles ni les réponses.
Te considères-tu comme une artiste politique ?
Je me demande souvent ce que « l’art politique » peut vouloir dire aujourd’hui. Sa capacité à effectuer un changement réel, à se chevaucher ou à différer serait une échelle de mesure ? Est-il superflu d’imposer une telle responsabilité à l’art à une époque où l’opinion publique et les termes du débat sont dominés par les médias sociaux ? Je ne suis pas certaine de vouloir m’attribuer cette étiquette, mais je souhaite que mon travail soit un geste politique. Non pas au sens militant ou dogmatique, mais comme une tentative de donner forme à une pensée critique, à une poétique de la responsabilité. Je crois à un art qui trouble, qui questionne, qui refuse le confort. Et s’il parvient à ébranler ne serait-ce qu’une certitude, alors il est déjà politique.
Vu au Théâtre Nanterre Amandiers. Photo Martin Argyroglo.

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