Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 11 août 2016
Chorégraphe incontournable de la scène contemporaine, Maud Le Pladec place la musique au cœur de son écriture chorégraphique. Du rock saturé de Fausto Romitelli aux pulsations post-minimalistes de Bang on a Can, elle interroge les rapports intimes entre son et mouvement, écriture musicale et geste dansé. Dans cet entretien, elle revient sur les origines de ses créations, ses collaborations fidèles, ses choix radicaux et ses obsessions formelles.Une parole précise, généreuse et engagée sur une œuvre construite à l’intersection de la danse, de la musique et de la pensée.
La musique contemporaine est au cœur de chacune de tes créations. Elle est à la fois sujet et objet de tes pièces. Comment cela se traduit-il dans ton écriture chorégraphique ?
La musique est toujours le point de départ. Je pars d’une œuvre précise, que j’analyse en profondeur. Puis j’élabore un contexte, une dramaturgie, une constellation de références : textes, films, images. Cela donne naissance à une grammaire chorégraphique propre à chaque pièce. Je travaille aussi avec la notation musicale, les principes d’écriture, les techniques de variation. Je m’entoure de musiciens ou de musicologues pour creuser cette matière. Ensuite vient le travail du corps, du geste. C’est un processus de transposition, de friction.
Tes dernières pièces se sont construites autour des œuvres de Julia Wolfe, David Lang, Michael Gordon, Fausto Romitelli ou Francesco Filidei. Qu’est-ce qui, selon toi, relie ces compositeurs aux univers pourtant très différents ?
Leur point commun, c’est cette tension féconde entre une écriture musicale exigeante, parfois très rigoureusement construite, et un ancrage assumé dans des sonorités « sales », saturées, presque chaotiques. Ce sont des compositeurs qui, tout en s’inscrivant dans la tradition de la musique savante, n’hésitent pas à puiser dans les formes issues du rock, du punk ou des musiques populaires. Leur musique se nourrit d’une énergie brute, souvent frontale, qui déjoue les attendus de la forme musicale classique. Ce qui me passionne, c’est leur capacité à faire glisser des techniques issues de la musique spectrale ou post-sérielle vers une écriture qui manipule la temporalité, la texture et les intensités comme des matières vivantes. Ils déplacent notre écoute et nous amènent à reconfigurer notre perception du sonore.
Tu as signé Professor et Poetry comme un diptyque autour de l’œuvre de Fausto Romitelli. Comment s’est faite ta rencontre avec sa musique ?
J’ai rencontré la musique de Fausto Romitelli un peu par hasard, en assistant en 2007 à un événement intitulé « We want rock and roll » à la Galerie Agnès B. C’est là que j’ai entendu Trash TV Trance, interprété par Tom Pauwels.C’est une œuvre courte, mais foudroyante, avec une énergie électrique très singulière. Tom jouait cette partition avec une telle intensité physique que j’ai immédiatement été saisie. À partir de là, j’ai plongé dans l’univers de Romitelli : j’ai écouté tout ce que je pouvais, j’ai lu ses influences, Michaux, le cyberpunk, la poésie hallucinée. Je me suis dit qu’il y avait là une matière chorégraphique immense. Et surtout, j’ai voulu travailler avec Tom, qui m’est apparu immédiatement comme un partenaire idéal : à la fois interprète musical, interprète chorégraphique et passeur.
Comment t’est venue l’envie de chorégraphier autour de Professor Bad Trip ?
Trash TV Trance est une œuvre fulgurante, mais trop brève pour structurer un spectacle entier. Professor Bad Trip, au contraire, est un triptyque complexe, un véritable manifeste musical. Ce qui m’a fascinée, c’est sa capacité à mêler narration, fiction et abstraction sonore. Romitelli parvient à faire coexister des références très intellectuelles avec des matières sonores viscérales. C’est une musique contaminée, traversée par le rock psychédélique, la littérature expérimentale, les drogues, les hallucinations. Elle m’a semblé incarner une forme d’hybridité radicale qui appelait une transposition physique. Mais paradoxalement, cette musique se suffit à elle-même. Il m’a fallu affronter ce paradoxe : vouloir danser une œuvre qui n’a besoin d’aucune danse.
Comment as-tu travaillé avec les interprètes pour incarner cette musique si dense ?
J’ai proposé à trois artistes très différents, Felix Ott, Julien Gallée Ferré et Tom Pauwels, d’entrer dans cette œuvre par une immersion sensorielle. L’idée n’était pas de plaquer du mouvement sur la musique, mais d’ »épouser » la matière sonore, d’en chercher les tensions internes. Tom, qui avait créé certaines des œuvres avec Romitelli, a joué un rôle clé : il était à la fois musicien, transmetteur et interprète. J’ai filmé les improvisations, nous les avons analysées ensemble. Chaque geste devait pouvoir répondre à cette question : est-ce que ce que je fais est ce que j’entends ? Cela a donné lieu à un travail extrêmement précis, presque chirurgical. Chaque danseur a développé une posture interprétative spécifique.
Comment travailles-tu à faire coïncider, ou au contraire décaler, les plans visuel et sonore dans une pièce comme Professor ?
Ce que je cherche, c’est une forme de présence sensorielle, qui ne passe pas par l’intellect mais par une perception directe. Professor a été pensé comme une tentative d’alignement entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, jusqu’à parfois brouiller les repères. Le spectateur peut se demander : est-ce que je perçois le son à travers le corps, ou le geste à travers le son ? C’est un aller-retour constant. Mais il ne s’agit pas que de littéralité. La pièce s’autorise des écarts, des digressions, des fictions. Elle assume sa part hallucinée, sa dramaturgie chaotique. Elle est aussi traversée par des questions formelles, comment écrire une partition visuelle qui dialogue avec une partition musicale ?
Tu as ensuite entamé une trilogie autour du collectif Bang on a Can. Qu’est-ce qui t’a attirée chez ces compositeurs new-yorkais ?
Avec Lang, Wolfe et Gordon, j’ai trouvé une autre manière d’envisager l’hybridation. Leur musique post-minimaliste est fondée sur la répétition, mais elle est nourrie par une énergie rock et une attention au timbre. C’est une musique qui est à la fois abstraite et charnelle, hyper construite mais pleine de groove. En France, elle reste peu connue, peu dansée. J’ai eu envie d’ouvrir un pont entre cette culture et la scène chorégraphique française.J’ai donc imaginé un cycle de trois pièces – Ominous Funk, Dystopia et Concrete – avec à chaque fois un lien étroit avec le compositeur, l’interprétation live, et un travail de fond sur les matériaux musicaux.
Comment as-tu structuré cette trilogie ?
Elle s’intitule To Bang on a Can. Chacune des trois pièces explore un axe spécifique. Avec Ominous Funk et Dystopia, autour de David Lang, j’ai travaillé sur les motifs rythmiques, les patterns. Avec Democracy, sur la musique de Julia Wolfe, il s’agissait d’interroger les rapports de force, en faisant appel aussi à Francesco Filidei pour apporter un contrepoint politique. Avec Concrete, sur la musique de Michael Gordon, j’ai exploré la saturation, la métamorphose, le glitch. À chaque fois, le live était essentiel. Et le plateau devenait un laboratoire de cohabitation entre musiciens et danseurs.
Dans Concrete, c’est la première fois que les musiciens sont plus nombreux que les danseurs sur scène.
Je voulais que la musique soit un corps à part entière sur le plateau. Placer l’ensemble Ictus au centre du dispositif, c’était créer un paysage vivant, un environnement mouvant pour les danseurs. La lumière, les costumes, l’espace se transforment sans cesse. On entre dans un continuum où tout est mouvement. La musique de Gordon, répétitive, hypnotique, agit comme une matière en mutation constante. Ce n’est pas une masse compacte, c’est une constellation d’éléments hétérogènes. Le spectateur navigue à travers ce paysage sensoriel. C’est une forme à la croisée du concert, du light show et de la pièce chorégraphique.
Photo Concrete © Konstantin Lipatov.
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