Photo Les Arrière Mondes 14©Sebastian Marcovici scaled

Nicole Mossoux & Patrick Bonté, Les Arrière-Mondes

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 janvier 2023

Depuis plus de trois décennies, Nicole Mossoux et Patrick Bonté explorent les zones troubles entre danse, théâtre et performance. Avec Les Arrière-Mondes, leur dernière création, le duo nous entraîne dans un univers fantasmagorique peuplé de figures déracinées, surgies des replis de la mémoire collective. Dans cette fresque mouvante, où les corps semblent errer entre rêve et souvenir, Nicole Mossoux et Patrick Bonté imaginent une traversée funeste captivante, à la lisière de l’humain et du spectral, du grotesque et du sublime.

Vous collaborez ensemble depuis plus de 35 ans. À quoi répondait ce désir de binôme à l’époque et comment fonctionne votre tandem aujourd’hui ?

Nous nous sommes rencontrés autour d’un ensemble de désirs et de refus, vis-à-vis de la danse, mais aussi par rapport au théâtre. Tous deux, nous étions intéressés par l’exploration de zones troubles, à interroger la présence en scène, ce qui se joue dans les marges, dans les arrière-pensées, dans les délires intimes. Il nous semblait que ces zones ne pouvaient être atteintes ni par la seule forme chorégraphique, ni par les seuls moyens de l’expression théâtrale, encore moins par le texte, qui impose souvent une interprétation immédiate des actes scéniques. Il fallait donc inventer notre propre voie, un langage hybride, qui emprunte librement aux deux disciplines, sans jamais se fixer sur l’une ou l’autre. Depuis toujours, l’origine de chaque projet naît en alternance chez l’un de nous deux, tandis que l’autre se met entièrement au service du propos de son binôme, avec pour seule ambition d’en déployer au maximum les intentions profondes. Nous avons eu la chance rare de nous croiser, et de pouvoir articuler nos différences de manière dynamique et féconde. Les thématiques que nous abordons, tout comme ce langage intermédiaire que nous avons délibérément choisi d’explorer, constituent un terrain mouvant, inclassable, complexe et souvent déstabilisant. Il nous oblige à chercher sans relâche nos points d’ancrage, à réinterroger constamment notre méthode, notre sens du plateau, notre relation à la forme. Aujourd’hui, après toutes ces années, notre manière de créer a naturellement évolué : elle s’est affinée, elle a gagné en précision et en souplesse. On pourrait dire que la dynamique est plus vivante que jamais.

Pouvez-vous retracer la genèse de votre nouvelle création, Les Arrière-Mondes ?

Le projet est né d’un regard porté sur ces statues solitaires qui peuplent les cimetières et d’une forme de compassion pour l’ennui figé qui semble les habiter. La plupart ont été sculptées pour incarner une forme d’éternité, avec des angélismes de pierre qui oscillent entre affliction et sensualité, enveloppés malgré eux d’un kitsch inévitable. Puis, dans notre imaginaire, la pierre s’est transformée en chair : il s’agissait de projeter dans l’existence un groupe compact d’êtres à la fois humains et désincarnés, comme s’ils étaient plus morts que vivants, traversés d’effroi, mues par une étrange, involontaire attraction vers l’inconnu. Nos références iconographiques allaient du côté des files de damnés de Bosch et de Bruegel, mais aussi de ces corps suspendus dans l’éternité des Catacombes des Capucins à Palerme. Il y avait, au cœur du processus, un désir d’évoquer l’aventure humaine à travers une tragi-comédie hantée par les catastrophes, sans jamais renier une forme d’autodérision ou d’humour grinçant.

Les Arrière-Mondes met en scène des personnages, des figures, des créatures… Pourriez-vous partager l’«imaginaire» de ces «arrières mondes» ?

Les Arrière-Mondes doivent se comprendre comme une métaphore : celle des mondes de la rêverie, du fantasme, des zones de l’esprit où s’élaborent nos images troubles, nos reflets inconscients. Nous parlons de « figures » plutôt que de personnages, car ce sont des présences plus que des identités, comme échappées d’une nuit sans fond. Elles ont traversé l’Histoire, des plaisirs et des jours, mais aussi des guerres, des épidémies, des chaos anciens, pour se présenter aujourd’hui dans un état de dérive, comme des survivants éternels. Elles avancent depuis le fond de la scène vers le spectateur, comme attirées par la lumière, et dans ce mouvement, elles laissent surgir des éclats de personnalité, des incarnations inattendues : hautes dames du XVe siècle, jumeaux aux crânes difformes, Gilles de Binche à la mine noire, femmes sans tête, anges glabres, Méduse discrète, sirènes sévères, amants furieux… Ces figures, toutes traversées d’un même souffle, engagent alors des scènes, des moments de dialogue implicite, où se révèle une humeur persistante : une quête de lien, de sens, de vibration commune, plutôt qu’une recherche d’identité, dont elles connaissent les mirages et les dangers.

Comment avez-vous engagé le travail avec les interprètes à partir de cet imaginaire ?

Nous sommes partis de propositions tantôt très précises, tantôt ouvertes, parfois même intuitives, pour improviser des attitudes, des intentions de jeu, des états de corps, des motifs émotionnels. Les danseur·euse·s ont exploré des impulsions propres à chacun·e, qui ont ensuite inspiré la matière chorégraphique. Ce qui nous intéresse, ce sont les gestes qui échappent, les accidents qui font naître un sens insoupçonné. À partir de là, nous retravaillons la matière jusqu’à ce qu’elle forme une image claire, une situation signifiante, sans pour autant lui ôter sa part de mystère. Dans cette création en particulier, le dispositif scénographique a imposé une contrainte forte, devenue moteur d’invention.

Justement, ce dispositif scénographique n’était pas prévu au départ. Pouvez-vous nous raconter comment il est né ?

Effectivement, le contexte pandémique nous a forcés à repenser l’espace scénique et les interactions physiques. La proximité constante des interprètes, envisagée au début, n’était plus envisageable avec les protocoles sanitaires. Nous avons donc décidé de modifier radicalement le dispositif : chaque interprète a été placé dans un long couloir de tissu noir, haut et étroit, orienté frontalement vers le public. Cette contrainte sanitaire est devenue un cadre esthétique, voire dramaturgique. Le nouvel espace a généré des perspectives totalement inédites, des images qui n’auraient pu exister autrement, et un imaginaire du manque, de la solitude, de la disparition. On y retrouve le motif du double, de la mort, de l’incommunicabilité, mais aussi une réflexion sur le vivant, la mémoire et le désir de présence. Le spectateur est invité à construire sa propre histoire, à se laisser happer par les apparitions successives de ces figures fuyantes.

Cette nouvelle donnée a-t-elle nécessité d’autres outils de composition et d’écriture ?

Oui. Même si le spectacle conserve son substrat métaphysique, l’enjeu scénique a complètement changé. Privés de la possibilité d’une interaction physique entre les interprètes, nous avons dû composer une partition intégralement pensée depuis l’extérieur, comme une structure invisible capable de maintenir la tension sans le secours du contact direct. Habituellement, ce sont les interactions entre les danseur·euse·s qui nourrissent les improvisations, les gestes et les rythmes. Ici, nous avons dû inventer un autre langage, basé sur les absences, les échos, les proximités fantasmées. Un tissage de présences parallèles, de connexions imaginaires. Les Arrière-Mondes n’est pas traversé de cris ni de pathologies, mais plutôt d’une sensualité inquiète, de secousses ténues, d’une langueur habitée par l’étrange. Sont-ils morts ou vivants ? Sont-ils nos contemporains ou des émissaires d’un au-delà ? Qu’ont-ils encore à faire avec notre époque ? C’est dans ce champ d’interrogations non résolues que le spectacle prend toute sa force.

Photo Sebastian Marcovici