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Mithkal Alzghair, Clameurs

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 20 septembre 2022

D’origine syrienne, Mithkal Alzghair développe depuis maintenant plusieurs années un travail ancré dans son expérience d’exil. Après avoir exploré les mécanismes physiques de soumission des corps face à la montée du nationalisme et du repli identitaire en Europe dans ses précédentes pièces, sa nouvelle création Clameurs poursuit cette recherche autour du corps dans son rapport à un monde fragmenté. Dans cet entretien, Mithkal Alzghair revient sur le processus de création de Clameurs.

Mithkal Alzghair, après des études de danse classique à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas, vous avez suivi le master ex.er.ce avec Mathilde Monnier au Centre chorégraphique national de Montpellier de 2011 à 2013. Vous avez été interprète pour Marie Brolin-Tani, et May Svalholm, puis pour Xavier Le Roy et Christophe Wavelet ou encore Boris Charmatz. Comment en êtes-vous venu à la chorégraphie ? 

Même si c’est très différent d’être danseur ou chorégraphe, pour moi, il n’y a pas vraiment de séparation. Les deux se complètent. Dès le début de mes études à Damas, je faisais déjà des expérimentations chorégraphiques. Par la suite, dans le cadre du master ex.er.ce, chacun faisait sa propre recherche et ses projets pendant les deux années, mais nous travaillions aussi pour les projets des autres. Apprendre simultanément à travailler pour soi et à travailler pour les autres était particulièrement riche. Se rendre disponible, être à l’écoute du projet de quelqu’un d’autre apprend à être en recherche active pour nourrir une autre écriture chorégraphique en tant qu’interprète. C’est un véritable partage de recherche entre interprète et chorégraphe : quand je travaille pour quelqu’un, j’essaye de mettre une partie de moi dans ce travail, ce qui me met en quête de matériau, des bons gestes, ce qui fait, en quelque sorte, que je travaille aussi pour moi aussi, puisque je prends des notes etc. pour retenir le matériel qui me plaît et me convainc. Tout est souvent histoire de co-construction entre interprète et chorégraphe.

Pourriez-vous retracer la genèse de votre nouveau solo Clameurs ?

J’avais prévu de commencer ce projet plus tôt, avant le premier confinement : j’avais une résidence prévue au Baryschnikov art center à New York, qui n’a pu avoir lieu du fait de la pandémie. J’avais déjà de premières pistes pour ce projet de solo, certaines questions m’habitaient, très liées à l’actualité politique et sociale des années précédant le covid. Des événements que l’on regarde à peine, parce que la vie continue, et parce qu’une actualité écrase l’autre à toute vitesse sans nous laisser le temps d’en considérer aucune avec attention. Si on n’a pas la sensibilité à un moment de dire stop, de s’arrêter, de regarder ce qui se passe, de se demander ce que l’on peut faire face à ça, on passe à d’autres problèmes, dans un continuum d’une rapidité affolante. Je ressentais alors une extrême nécessité de m’arrêter pour constater, pour voir, examiner le sens de ce monde perturbé par tous ces événements. Par la suite, le projet s’est transformé du fait de la réalité que nous avons traversée. La question centrale demeure celle de l’image, du portrait de l’homme du monde d’aujourd’hui, celui dont les décideurs politiques scellent le sort. À partir de là, les problématiques et les thèmes se sont ramifiés. D’ailleurs, tous mes projets fonctionnent pareille : j’ai d’abord un thème qui fait office de colonne vertébrale, et à l’intérieur se déplient peu à peu des problématiques.

Quelles sont ces problématiques en l’occurrence ?

Ici, comme il s’agit de l’image d’un homme qui illustre l’image d’un monde, et réciproquement, c’est une réflexion autour de cette relation qui opère, entre l’homme et le monde d’aujourd’hui. Cette image que je tâche de porter draine une vision d’un monde fragmenté, divisé, c’est là la première problématique, celle à partir de laquelle se déploient les autres. Dès que l’on veut penser le monde, l’homme dans son rapport au monde, on se confronte aux frontières, on pense nécessairement à la diversité des États, des systèmes, des droits, et, quel que soit le chemin qu’on emprunte, au final, on aboutit à la notion d’injustice.

Comment avez-vous formalisé ces images chorégraphiquement ? Puisez-vous vos matériaux d’écriture dans vos propres expériences ou des recherches ? 

Cette idée de portrait m’a vite évoqué des images de statues, des images sculpturales qui illustrent à elles seules des époques entières, ou des civilisations. J’ai donc fait principalement des recherches figuratives et sculpturales. Ce sont les figures qui m’intéressent : je n’ai pas introduit de références spécifiques dans la pièce, mais je me suis appuyé sur ces recherches pour augmenter ma compréhension de l’homme et du monde ; c’est en filigrane, et chaque spectateur peut avoir sa lecture particulière de ces figures, de ces corps, de ces mouvements et de ces attitudes dans l’espace. J’ai souhaité travailler uniquement avec l’espace et le son, en solo, et j’ai longtemps cherché pendant le processus de création le bon « matériel » à utiliser dans l’espace pour ce projet, et, après différents essais, j’ai choisi ce tapis de danse à effets de miroir, comme autant de glaces cassées, au sol, qui s’assemblent et se fragmentent tour à tour en une cartographie du monde disloquée. Pour moi, cette matière représente très concrètement le monde.

Comment s’est organisée l’écriture de Clameurs ?

J’ai beaucoup travaillé tout seul, bien que j’aie sollicité un œil extérieur de temps à autre. Quelques personnes m’ont aidé au cours de recherches spécifiques. J’ai essayé, en solitaire, de détecter les systèmes machiniques, répétitifs et fermés dans lesquels les corps se trouvent. Le déplacement dans l’espace est donc aux prises avec une relation qui devient mécanique, mais au fil de la pièce s’ajoutent des couches gestuelles successives, qui ouvrent d’autres portes de lecture et démultiplient les images.

Comment considérez-vous la place du corps dans nos sociétés occidentales ? Vous semble-t-il « reprendre ses droits » ou continuer à subir un rapport de subordination ? 

Pour moi, nous vivons clairement dans une illusion de démocratie, au point que, physiquement, il y a des gens qui n’ont pas de place dans ce monde, dans un système de « riches », sans endroit où se poser, où être, tout simplement, et ça, c’est terrible.

La forme chorégraphique que vous proposez semble néanmoins respirer un certain espoir de mutation ; quelles sont pour vous les transformations possibles du rapport homme – monde ?

En fait, la vie, c’est nous, c’est l’homme ; c’est donc à nous de décider entre accepter ou se révolter. Il y a comme un rituel de libération dans la pièce qui tente de susciter une motivation pour être tous acteurs de cette humanité espérée. Il faut trouver de nouvelles façons de débusquer cet élan vital. Face à la crise de l’énergie, au réchauffement climatique, tous ces problèmes immenses et pourtant relégués dans l’ombre face à de nouvelles actualités, plus proches et plus concrètes, dans cette pièce, j’essaye de rappeler nos responsabilités à toutes et à tous. 

Conception, chorégraphie et interprétation Mithkal Alzghair. Création lumière Philippe Gladieux. Création sonore et musicale Mohannad Nasser. Regards extérieurs Gilles Amalvi, Min Kyoung Lee, Virgile Riquet. Production et administration Raphaël Dussauchoy. Photo Yousef Iskandar.

Clameurs est présenté le 23 septembre à La Briqueterie CDCN dans le cadre du Festival Excentriques