Photo © Cindy Sechet

Boundary Games, Léa Drouet

Par Wilson Le Personnic

Publié le 28 septembre 2018

Diplômée de l’Institut National Supérieur des Arts de la Scène de Bruxelles, Léa Drouet confesse ne pas s’être retrouvée dans la discipline théâtrale jusqu’à ce qu’elle puisse voir les pièces de Romeo Castellucci ou de Meg Stuart, qui ont agi comme des révélateurs : « Ces œuvres touchaient à quelque chose sans le comprendre, sans le saisir tout à fait. Elles m’ont autorisée à faire certaines choses qu’avant je m’interdisais. » Aujourd’hui, le travail de la metteuse en scène semble volontiers s’éloigner radicalement de sa formation initiale. Les dernières créations de la metteuse en scène prennent la forme de dispositifs inclusifs (Squiggle, 2017) ou de pièces sonores (Tape ensemble, 2016) : « J’ai le sentiment de faire partie de ces artistes à la dérive, de ces plasticiens qui s’aventurent sur la scène, de ces chorégraphes qui travaillent avec des comédiens. J’avais au départ peu de rapport avec les arts visuels, mais je constate que je m’en approche progressivement. » Malgré la diversité des formes qu’elle fabrique, un intérêt latent pour une question précise demeure : comment peut-on permettre le basculement de problématiques propres aux sciences humaines au sein d’un régime sensible ?

Érodée par cette question, sa dernière création Boundary Games s’expérimente comme une expérience visuelle, quasi sensorielle. Lente chorégraphie pour six interprètes et une centaine de couvertures, la performance préfère la puissance scénique des corps aux mots ; lorsqu’ils ne sont plus assez puissants pour permettre une rencontre poétique, le sensible prend le relais pour nourrir l’imaginaire. L’écriture de Léa Drouet table sur une abstraction de la forme, mais ne catalyse pas moins des problématiques sociétales, en tentant de cristalliser l’une des violences à laquelle nos sociétés doivent actuellement faire face : la crise des flux migratoires en Europe.

Déconstruire les altérités

C’est devant la construction des murs anti-migrants aux frontières de l’Europe, en Hongrie, que Boundary Games a commencé à germer : « J’avais la sensation qu’on entrait dans mon affect en désignant — pour moi et sans moi — qui était l’autre et ce à quoi je devais appartenir. » Cet événement en particulier ne fait que mettre le doigt sur le sentiment d’inquiétude de l’artiste face aux structures sociales actuelles : « J’ai toujours été réticente à l’idée de groupe homogène, vis-à-vis d’une tendance qu’on aurait à renforcer certaines valeurs — républicaines par exemple — face à l’adversité. J’ai alors commencé à m’interroger sur le sentiment d’appartenance ou non, sur comment un groupe se forme, sur comment il réagit lorsqu’il se sent menacé… »

Un groupe est par définition agité de dynamiques contraires. « Est-ce qu’à partir du moment où on constitue un groupe, il y a forcément exclusion ? À quoi ressemblerait un groupe qui intégrerait les divisions ? » Pour répondre à ces questions, l’artiste a rencontré de nombreux professionnels de divers champs disciplinaires (chercheurs en psychologie sociale, anthropologues, philosophes, entraîneurs de rugby, etc.) experts de la notion de groupe : « Des ambiguïtés apparaissaient parfois lors de ces entretiens, comme lorsqu’une anthropologue travaillant avec des sans-abri me parlait de la question du statut, qui, au départ, opère une distinction positive — le statut du chômeur par exemple, qui permet d’avoir accès à un service social. Mais c’est en créant ce statut qu’on nomme de manière inhérente une altérité. » Ce paradoxe participe pleinement à l’écriture dramaturgique de Boundary Games, sous les traits d’une mise en tension qui résonne avec les sensations de l’artiste : « J’ai la sensation que la situation des réfugiés fait face à une indifférence générale, j’ai le sentiment que notre propre confort côtoie cette grande violence… »

Étouffer la violence

Avec ces entretiens et ces différentes problématiques comme toile de fond, l’artiste invente un espace de jeu qu’elle nomme « petit laboratoire social ». Une pile de couvertures en feutre grisâtre, strictement pliées, pour seule ressource, les performeurs procèdent à l’activation lente et silencieuse de ces rectangles fluides, les déplient, les froissent, les manipulent, pour créer un paysage mouvant dans cet espace quadrifrontal dépouillé de tout artefact spectaculaire. Les actions des interprètes semblent régies par une série de protocoles ludiques mettant en évidence la construction/émergence de systèmes collectifs et grégaires. Des corps sont parfois emmitouflés avec délicatesse, d’autres évacués plus violemment, traînés sans ménagement. Quadrillé au sol par des bandes de scotch phosphorescent (qui s’illuminent lorsque l’espace est plongé dans le noir, ce qui confère à l’ensemble des allures de grille radar), le plateau accueille les bases d’une cartographie sur laquelle se modélise un paysage en perpétuels mouvement et transformation.

Des fragments sonores désorientent ou enflent le potentiel évocateur de ces images : des bruits nocturnes, de vagues, de ville, d’un chien qui aboie au loin, une voix dans un talkie-walkie… autant de « capsules sonores » qui viennent se déposer sur les actions réalisées au plateau, comme une série de clés pour tenter de les élucider. Bien que le dispositif soit somme toute accueillant et dépouillé volontairement de toute velléité illustrative, les tableaux charrient des imaginaires figuratifs et convoquent les fantômes issus de certains désastres contemporains, notamment la crise migratoire actuelle, ou encore les conditions de vie précaires des SDF.

Faire confiance aux imaginaires singuliers

Si Léa Drouet témoigne de son désarroi face aux conditions précaires des réfugiés, l’artiste assume pourtant vouloir dégager la pièce de toute revendication sociale ou politique : « Ce n’est pas une pièce sur les réfugiés ou sur notre rapport aux minorités. Si je m’étais saisie de ces questions-là de manière arbitraire, si je m’étais positionnée comme une artiste révoltée contre ce qui se passe, contre ce qu’on fait d’eux, j’aurais reproduit le schéma de ce qui me révolte, en désignant un eux et un nous. » Certes, la pièce engage une réflexion politique par le biais d’un régime sensible qui permet une transposition de ses préoccupations, mais la metteuse en scène confie également avoir voulu laisser une grande latitude à sa réception, en créant un point de tension entre trivialité et abstraction : « Pendant la création, ma sensibilité me dirigeait toujours vers des formes instables et ambiguës. Je m’inscris contre le fait de circonscrire une figure dans une identité figée. »

Cette écriture équivoque creuse une zone trouble que chaque spectateur·ice enrichit de ses propres projections. Boundary Games agit comme un écran où chacun active son imaginaire singulier : « Je voulais travailler à un espace ouvert, où le spectateur ait de la place pour sa propre rêverie. Je fais confiance aux imaginaires singuliers. J’aime la rêverie, je pense que c’est un des outils les plus efficients de l’apprentissage… C’est à ce moment-là qu’on commence réellement à penser… »

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers.
Photo © Cindy Sechet.