Photo IMG 0379 copie copie copy

Portraits d’été : Katerina Andreou

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 août 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Katerina Andreou.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

J’ai commencé à prendre des cours de ballet classique à l’âge de 5 ou 6 ans. J’ai assez peu de souvenirs de cette période, et ceux qui restent ne concernent pas vraiment la danse elle-même, mais plutôt ce qu’il y avait autour : le trajet en voiture jusqu’à l’école, un enfant qui pleurait chaque fois, des chaussures trop grandes pour moi, l’accent étranger de ma professeure. Le mouvement dansé occupe peu de place dans cette mémoire floue, presque périphérique. Mais je garde un autre souvenir marquant : celui de mes deux sœurs qui s’entraînaient à la maison. Elles faisaient de la gymnastique synchronisée. Leurs exercices avaient une grâce étrange, presque troublante, comme si la danse venait prolonger ou enjoliver les agencements impossibles de leurs corps, comme un geste final du poignet ou un mouvement précis de la tête. Je me souviens avoir perçu chez elles un second degré, une forme de coquetterie, comme si leur danse était un caprice. Leur puissance physique, leur engagement total dans l’exécution me fascinaient. Mais j’étais découragée à l’idée de les imiter. Je voulais prendre un autre chemin, me différencier. C’est peut-être pour ça que je suis allée directement vers le ballet classique, avec dans l’esprit, ou plutôt dans le corps, un désir de rigueur canalisée, mais teinté du besoin de défoulement que je voyais chez les athlètes.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

Je suis entrée à l’École Nationale de Danse d’Athènes relativement tard, au moment où je débutais ma carrière d’avocate. Je me sentais en décalage complet avec le droit et son univers. J’avais besoin de fuir. Envie de bouger, au sens large : changer de métier, de codes, de cercle, de statut. Bref, je voulais transformer mon rapport au monde. J’essayais d’aligner ma vie avec quelque chose de plus incarné, de plus vivant, et donner du poids à l’idée de « déplacement ». J’associais ce mouvement à un certain degré de liberté, une forme de respiration. En fait, ce sont mes quatre années d’université en droit, puis mes deux ans comme avocate, qui ont fait naître ce besoin de danse. C’est un désir né de la saturation, de l’asphyxie. Une nécessité. Une rupture.

Quelle danse veux-tu défendre en tant que chorégraphe ?

Très souvent, je me sens placée dans une position de défense : celle de la danse, ou plus largement de l’activité artistique. Mais plus j’essaie de défendre, plus je réalise que mon rapport aux choses est traversé par une profonde contradiction. Mon lien à la danse, par exemple, est à la fois passionné et conflictuel. Peut-être à cause de ma formation technique, qui me fascine autant qu’elle me freine. Je considère ce rapport comme juste, lucide, parce qu’il reflète une réalité plus large : celle d’un environnement où les rapports de force, les hiérarchies, les structures de pouvoir sont omniprésents, parfois invisibles mais toujours actifs. La danse s’inscrit dans ce labyrinthe de tensions, dans la salle, dans le foyer, dans les textes, et surtout dans le corps lui-même. C’est pourquoi je me méfie des positions de défense trop tranchées. J’ai quitté le métier d’avocate pour ne plus être dans cette posture constante de justification. Aujourd’hui, je construis. Je trace un chemin. J’établis des relations, des manières de parler de ce que je fais, qui me permettent de rester critique sans être dans l’opposition frontale. Je ne suis pas là pour défendre une idée fixe de la danse, mais pour avancer avec elle, dans ses tensions et ses paradoxes.

En tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ?

Comme la danse est mon métier, je fais partie d’un public particulier, engagé. Mon regard est souvent filtré, conditionné, traversé par des attentes techniques ou esthétiques. Mais je considère que mon rôle de spectatrice, c’est justement d’essayer de suspendre ces filtres. J’essaie donc de ne rien attendre. D’être disponible. De capter ce qui est à l’œuvre dans ce qui m’est proposé. Mais comme il s’agit toujours d’un dialogue, j’attends aussi que l’œuvre m’aide dans cet effort. Le maintien de la curiosité du spectateur doit être pensé autant par l’artiste que par les programmateurs. Il y a autre chose que je n’attends pas systématiquement, mais que j’aime retrouver : la capacité d’une pièce à continuer d’agir dans le temps. Ce sont souvent des œuvres qui me laissent d’abord confuse, déplacée, parfois un peu désarmée, sans être forcément secouée. Elles ouvrent un travail intérieur, soulèvent des contradictions, m’obligent à penser autrement. Cette persistance, cette manière de résonner dans la durée, m’apprend aussi quelque chose sur la patience, sur le temps nécessaire pour recevoir pleinement une œuvre. Et c’est devenu assez rare.

Quel rôle penses-tu qu’un artiste devrait avoir aujourd’hui dans la société ?

Avant d’arriver en France, je pratiquais la danse dans un contexte où le mot « artiste » n’avait rien d’évident. On parlait plutôt de ce qui se faisait que de qui le faisait. En arrivant en France, j’ai été assez intimidée par le terme. Il semblait désigner un titre à mériter, à justifier, une légitimité à démontrer. Il m’a fallu du temps pour désacraliser ce mot, pour l’habiter sans confusion entre la création, le pouvoir et l’institution. Je ne crois ni à un rôle propre de l’artiste, ni à une position à part. On fait des choses, souvent pour en déconstruire d’autres. On est tous des citoyens, plongés dans le même monde. Cela dit, nous devons assumer les effets que nos œuvres produisent quand elles entrent en représentation. Mais ce ne sont pas ces effets qui doivent devenir l’élan initial du travail. Sinon, on risque de fabriquer des œuvres normatives, trop semblables les unes aux autres, et peut-être moralistes. Je me méfie d’un théâtre ou d’une danse qui mettent en scène leurs valeurs sans distance. Cela peut finir par imposer une nouvelle norme, un nouveau système de contrôle. J’essaie de créer des danses qui me ressemblent, parce que c’est la seule manière pour moi de maintenir ce lien vivant entre ce que je travaille et ce qui me travaille. C’est à cet endroit que, pour l’instant, je trouve une forme de pertinence.

À tes yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Repenser les lieux. Repenser la manière d’investir les théâtres. Trop souvent, la danse est encore enfermée dans des formats figés, des cadres rigides, ou marginalisée. Comme si l’on savait déjà qui allait venir, qui allait être concerné. Pourtant, les théâtres ont un vrai pouvoir de rassemblement. Ce sont des espaces sociaux puissants. Parfois je me demande pourquoi on cherche autant à sortir des salles. Pourquoi ne pas plutôt les transformer de l’intérieur ? Pourquoi ne pas chercher à y faire entrer d’autres publics, d’autres récits ? Une circulation plus fluide entre les espaces, dans les deux sens, vers le dehors, mais aussi vers l’intérieur des lieux institutionnels, appuyée sur des projets curatoriaux plus inclusifs, pourrait nourrir la curiosité. Elle encouragerait une création moins conditionnée par son lieu de diffusion, plus poreuse, plus libre, moins standardisée.

Comment imagines-tu la place de la danse dans les années à venir ?

Je ne me sens pas capable de spéculer sur l’avenir global de la danse. Mais je peux parler de ce qui se passe aujourd’hui en Grèce, à Athènes notamment. C’est un pays où la tradition, au sens large, s’installe vite et structure fortement les mentalités. La position périphérique de la Grèce renforce peut-être ce phénomène. Mais ces trois dernières années, des évolutions notables ont eu lieu, grâce au changement de certaines directions artistiques, au festival d’Athènes, à celui de Kalamata, ou encore à l’École Nationale de Danse. Ce sont des signes clairs d’un désir de transformation. Un vrai mouvement s’amorce pour donner davantage de place à la création chorégraphique, et l’ancrer dans ce qui se passe ailleurs. Même s’il n’y a pas encore de ligne évidente dans les programmations, j’espère que cette insistance sur la diversité, ce besoin de croiser les esthétiques et les influences, pourra stimuler la scène locale. Et surtout, rendre aux artistes grecs la légitimité d’exiger les moyens nécessaires pour avancer, créer, circuler.

Photo DR