Propos recueillis par François Maurisse
Publié le 12 août 2017
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Jonathan Capdevielle.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse et de théâtre ?
Mon tout premier souvenir de danse remonte à 1985, j’avais 9 ans. J’ai dansé une chorégraphie déguisé en Indien d’Amérique, sur la chanson Comanchero de Moonray, sur la petite scène du foyer rural d’Odos, un village des Hautes-Pyrénées. Côté théâtre, je me souviens d’un moment en CM1 : j’avais mis en scène le journal de 20h de TF1 (qui ne commençait jamais, à cause de problèmes techniques inventés) et « Les mariés de l’A2 », dans la bibliothèque de l’école primaire. Mes camarades jouaient les couples d’amoureux. Un peu plus tard, j’ai joué la victime dans un remake de Vendredi 13, réalisé par mon moniteur de colonie SNCF à Hendaye. Le film a été projeté au gala de fin de colo. Étrange expérience : le soir, il nous réunissait autour d’une bougie et rejouait, avec plusieurs voix, toutes les scènes cultes du film.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
Ulysse à l’envers (1999) de Mladen Materic, Liqueur de Chair (1988) d’Angelin Preljocaj, Roméo & Juliette (1992) du Footsbarn Théâtre, Le Tartuffe (1995) d’Ariane Mnouchkine, Genesi (2000) de Romeo Castellucci, La Mort de Tintagiles (1996) de Claude Régy, Je suis sang (2001) de Jan Fabre, Prélude à l’agonie (2013) de Sophie Pérez et Xavier Boussiron, No Paraderan (2004) de Marco Berrettini, Life and Times (2013) du Nature Theater of Oklahoma, Ça ira (1) Fin de Louis (2015) et Pinocchio (2008) de Joël Pommerat, et les spectacles du Théâtre du Radeau. Des visions marquantes, par leur radicalité, leur liberté ou leur énigme.
Quelles sont tes expériences d’interprète les plus intenses ?
Interpréter David Brooks dans Jerk (2008) de Gisèle Vienne, sur un texte de Dennis Cooper, a été une expérience marquante. Tout comme les présences multiples que j’ai incarnées dans les pièces d’Yves-Noël Genod, notamment Pour en finir avec Claude Régy (2004) ou Le Dispariteur (2005). Autre expérience forte : travailler avec Vincent Thomasset, et son écriture à la fois rythmique, sonore, physique, presque virale, dans Bodies in the Cellar (2013). Et puis les projets créés avec Marlène Saldana, notamment PopyDog (2011), tournée en direct depuis le parking du Centre National de la Danse et projetée en salle à l’étage du dessus. Une pièce-cinéma, une fiction à vue. Des moments intenses, aussi, dans des performances singulières : une gifle de Catherine Robbe-Grillet dans Une Belle Enfant Blonde (2005), un baiser prolongé avec un inconnu du public pendant 45 minutes dans une pièce de Claude Wamper, ou encore le rôle du cow-boy dans une activation d’une figure de Pierre Joseph au centre d’art du Parvis à Tarbes, en plein hypermarché. Et puis une scène subtile dans le film Boys Like Us (2014) de Patric Chiha, où je joue un homme de quarante ans tentant de draguer un adolescent dans les alpages autrichiens. Sans oublier Tirésias, dans Antigone de Sophocle, joué au lycée.
À tes yeux, quels sont les enjeux du théâtre et de la danse aujourd’hui ?
D’abord, la question des lieux. Il est essentiel de continuer à soutenir des espaces de création exigeants, où la recherche artistique est valorisée autant que la production. Il faut des moyens à la hauteur pour que ces structures, souvent fragiles, puissent exister dans la durée. Certaines sont aujourd’hui en danger, comme Plastique Danse Flore à Versailles ou le festival Actoral à Marseille. Ce dernier, porté par Hubert Colas et son équipe, est devenu un rendez-vous passionnant pour la création contemporaine, un lieu de croisement, de risques et de découvertes. C’est précisément ce genre de plateforme qu’il faut défendre, car elles permettent aux artistes comme aux spectateurs d’être confrontés à des formes nouvelles, à des pensées en mouvement, à ce qui ne rentre pas dans les cases. Ensuite, il y a la question du maillage européen. Le théâtre et la danse devraient encourager encore davantage les collaborations internationales. On parle beaucoup de projets transversaux, mais les vraies rencontres entre chorégraphes, metteurs en scène et interprètes venus de différents pays sont encore trop rares. Il faut créer davantage de coproductions européennes, renforcer les échanges, et surtout résister à la tentation des financements privés dans les institutions publiques, qui tendent à uniformiser les propositions. Côté formation, il est urgent de proposer des espaces alternatifs aux écoles classiques, souvent trop fermées, voire élitistes. Des projets comme Camping, organisé par le Centre National de la Danse à Pantin et à Lyon, sont exemplaires. On y croise des étudiants de tous horizons, des artistes confirmés, dans un cadre qui encourage le dialogue et la pratique plutôt que la validation académique. Ces formats devraient être multipliés, car ils permettent aux futurs artistes de se confronter très tôt aux enjeux concrets de la création. Et puis, il y a les artistes qu’on ne sait pas où ranger. J’en fais partie. Ceux qui naviguent entre théâtre et danse ont souvent du mal à trouver leur place dans les dispositifs de soutien. Les DRAC distinguent encore trop strictement les deux champs, alors que la réalité artistique est bien plus poreuse. En pratique, la danse finit par absorber ces artistes hybrides, ce qui dit aussi quelque chose sur la souplesse d’un champ par rapport à l’autre. Enfin, il faudrait redonner plus de place à la danse dans les grands festivals généralistes. Au Festival d’Avignon, par exemple, elle reste trop timide dans le In et migre vers le Off, ce qui est un constat mais peut-être aussi une chance. Heureusement, certains festivals comme Ardanthé à Vanves ou ceux de la Ménagerie de Verre à Paris maintiennent un esprit d’ouverture et d’expérimentation. Ces lieux sont essentiels pour faire émerger de nouvelles voix. L’avenir se joue aussi dans les institutions. On commence à voir une nouvelle génération de directrices et directeurs à la tête des CDN et CCN, ce qui est très encourageant. On sent qu’une transition est en cours. Ce renouvellement, à condition qu’il ne soit pas purement cosmétique, peut vraiment infléchir les politiques culturelles et ouvrir des perspectives plus justes, plus audacieuses.
Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Pour moi, un artiste doit être une conscience en mouvement. Il observe, il interroge, il dérange, parfois même sans le vouloir. Il travaille avec son époque, il en capte les tremblements, les silences, les tensions. Il met en forme ce qui bouge sous la surface. C’est un artisan du sensible, quelqu’un qui questionne le monde à travers une œuvre, pas pour apporter des réponses mais pour ouvrir des brèches. Créer, ce n’est pas produire. Créer, c’est répondre à une nécessité. C’est pour ça que la création à la chaîne, pour cocher des cases ou remplir des appels à projet, abîme quelque chose de précieux. L’art devrait rester un espace libre, instable, inclassable, qui résiste à l’efficacité et à la rentabilité. L’artiste doit mettre le spectateur au travail, lui proposer une expérience qui l’oblige à sortir de sa zone de confort, à penser autrement, à sentir autrement. Le théâtre, la danse, les musées, les concerts doivent rester des lieux de secousse, où on peut être surpris, ému, choqué, bouleversé, et parfois même en colère. Ces lieux sont essentiels parce qu’ils permettent la rencontre fortuite avec une œuvre, un geste, une parole. Et le hasard, quand il advient dans ces espaces-là, est souvent le plus précieux. Le rôle de l’artiste, c’est de laisser une trace. Pas une trace brillante ou spectaculaire, mais une empreinte, un déplacement. Dans le spectacle vivant, tout est éphémère, mais ce qui reste, c’est ce qui change quelque chose dans la manière de voir, d’entendre, de ressentir. Créer, c’est arrêter le temps. C’est capter l’attention, cette attention fragile et rare aujourd’hui, nécessaire pour écouter, ressentir, comprendre. Et c’est là que réside le courage de l’artiste : se confronter à l’inconnu, affronter le silence, bousculer les certitudes. Choisir l’inconfort, prendre des risques, se heurter à des sujets qui dérangent, explorer des formes encore jamais vues. Il faut oser décevoir, déranger les habitudes, et ne jamais se taire quand quelque chose te traverse profondément. L’artiste est là pour rendre visible ce qu’on ne regarde pas, pour parler quand tout le monde se tait, et pour offrir du trouble au cœur de l’ordre. Comme disait Bernanos : « Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. » Ça, c’est le rôle de l’artiste.
Photo Estelle Hanania
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