Photo DansBrabant JanMartens portret ©RenateBeense

Jan Martens, Le corps à l’épreuve

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 16 mars 2015

Nouvelle figure majeure de la danse belge, le chorégraphe flamand Jan Martens s’est imposé en quelques années sur la scène contemporaine internationale grâce à un langage singulier, sensible et radical. À l’occasion de la présentation en France de trois de ses pièces emblématiques – Victor, The Dog Days Are Over et Ode to the Attempt – il revient sur son parcours et sur les enjeux artistiques et politiques qui traversent son travail.

Tes trois dernières créations, Ode to the Attempt, The Dog Days Are Over et Victor, vont être présentées pour la première fois en France. Qu’ont-elles en commun ?

Ce sont trois portraits, au sens large, comme tous mes autres travaux. Chaque pièce cherche à révéler un être, une dynamique ou un état, et cela exige à chaque fois un langage chorégraphique différent. Le vocabulaire corporel change donc d’une œuvre à l’autre. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver la forme adéquate pour dire quelque chose de juste. The Dog Days Are Over dresse le portrait du danseur exécutant, Victor celui d’une relation complexe entre un homme et un enfant, et Ode to the Attempt, c’est à la fois un autoportrait et le portrait éclaté d’un esprit artistique contemporain.

Commençons par ordre chronologique. Ton duo Victor est co-signé avec le comédien Peter Seynaeve. Comment avez-vous travaillé ensemble ?

On a travaillé de façon très organique, sans plan figé. Je connais Peter depuis longtemps, je lui avais déjà demandé un regard extérieur pour mon tout premier spectacle. J’ai toujours été touché par sa manière de révéler la sincérité des présences sur scène, en particulier celles des enfants. Moi, je proposais de la matière physique, du mouvement brut ; lui, il apportait un œil dramaturgique, sensible à la scénographie, à la lumière, à l’écoute musicale. Nous avons construit ensemble le parcours du spectacle, en explorant des questions fondamentales : fallait-il raconter quelque chose de lisible ? Devait-on laisser des zones d’ombre ? Finalement, on a trouvé un équilibre subtil entre la suggestion et l’ouverture, laisse au public le soin de projeter sa propre histoire.

Dans Victor, on se concentre beaucoup sur les corps, sur les différences et les ressemblances.

Oui, c’est essentiel dans cette pièce : mettre en tension l’ambiguïté du duo. Est-ce un père et son fils ? Deux versions d’un même être, à deux âges ? Des amants ? On joue avec les projections culturelles. En Belgique, depuis l’affaire Dutroux, le corps de l’enfant sur scène est un tabou délicat. Avec Victor, on a choisi d’exposer une forme d’intimité physique qui est souvent mal interprétée. Mais notre objectif était d’offrir un regard nu, débarrassé de soupçon, sur la beauté d’un corps en croissance et sur la relation sincère qui peut exister entre deux êtres.

Quels étaient les enjeux de travailler avec un enfant ?

Le premier défi, c’est de construire une confiance réciproque. On a répété sur une longue durée – presque neuf mois – ce qui nous a permis d’avancer très prudemment. Avec un enfant, on est obligé de se poser des questions qu’on oublie parfois avec des adultes : est-ce trop ? Est-ce juste ? Est-ce dangereux ? Mais au fond, la logique est la même : chaque interprète est un monde en soi. Il faut comprendre ce dont il a besoin pour donner le meilleur.

Après ce duo, tu as enchaîné avec The Dog Days Are Over, une pièce pour huit danseurs et danseuses. Comment est née cette création ?

En 2012, j’ai été invité à créer une pièce avec les danseurs de Conny Janssen Danst dans le cadre d’un programme pour jeunes chorégraphes. C’était la première fois que je pouvais travailler avec un groupe plus nombreux, jusque-là, je n’avais créé que des solos ou des duos, faute de moyens. Deux idées ont servi de point de départ : les sauts photographiés par Philippe Halsman, et les restrictions budgétaires dans le secteur culturel. J’ai voulu interroger le statut du danseur-performeur, cet être qui doit « tenir », coûte que coûte, même dans la souffrance. Et plus largement, j’ai voulu réfléchir à ce que le public attend aujourd’hui : du divertissement ? De la virtuosité ? De la performance extrême ?

La chorégraphie repose sur un motif simple : sauter. Mais elle devient une mécanique redoutable…

Oui. J’ai été influencé par Fase de De Keersmaeker, et par Lucinda Childs, dont j’admire la rigueur. Je voulais partir de la répétition comme contrainte, et en faire un moteur de transformation. Ce que j’ai cherché, c’est comment le geste peut devenir expression, puis résistance. C’est une partition très précise, presque impossible à retenir, et donc les danseurs doivent être à la limite de l’épuisement. Leur concentration devient visible, palpable, presque douloureuse. Et c’est là que naît l’émotion.

Cette recherche de précision semble presque obsessionnelle.

Oui, on a travaillé avec une extrême rigueur, des comptes, des cycles, des ruptures. Les danseurs comptent à voix haute pour rester ensemble. Mais petit à petit, une marge de liberté s’installe, chacun fait émerger une singularité dans la masse. On a joué avec l’endurance comme matière chorégraphique : jusqu’où peut-on aller, sans s’effondrer ? Et cette tension, ce doute permanent – vont-ils tenir ? – devient une dramaturgie en soi.

Tu dis souvent que cette pièce interroge aussi notre rapport au spectacle, et à notre responsabilité en tant que spectateur.

Absolument. Le public assiste à une forme d’épuisement organisé. Certains spectateurs ont envie de crier « arrêtez ! », mais personne ne monte sur scène. On observe, on compatit, mais on reste assis. C’est un miroir cruel mais juste de notre passivité contemporaine. Le spectacle soulève donc la question : jusqu’à quel point sommes-nous complices ? Que sommes-nous prêts à tolérer au nom de l’art, ou du divertissement ?

Nous voyons aujourd’hui de plus en plus de pièces de danse construites sur l’endurance des interprètes.

Oui, je trouve dommage que la performance physique devienne un gadget chorégraphique. Répéter un geste sous lumière stroboscopique sur fond d’électro, ça peut fonctionner, mais ce n’est pas suffisant. Pour moi, l’endurance doit porter un propos, créer une fable corporelle. Sinon, c’est du remplissage.

Dans Sweat Baby Sweat, que tu as créée en 2011, tu jouais déjà avec l’endurance, mais en misant sur la lenteur. C’était une approche très différente…

Oui. Là, c’est une autre forme d’épuisement : tenir un couple en déséquilibre permanent. Deux corps qui s’agrippent, soutenus par un amour qui vacille. C’est un ralenti extrême, presque une chorégraphie de la gravité émotionnelle. Les danseurs risquent à chaque instant de glisser, de tomber. Cette fragilité m’émeut.

Ta nouvelle création Ode to the Attempt est un solo. En quoi cette pièce marque-t-elle une rupture avec les précédentes ?

C’est un contre-pied total. Après Dog Days, j’avais besoin de liberté. J’ai voulu faire un spectacle plus personnel, plus léger, presque une « conférence dansée » ou un stand-up chorégraphique. Je voulais jouer avec le temps réel, intégrer l’humour, la maladresse, l’improvisation. C’est un autoportrait, mais aussi une tentative de dialogue direct avec le public.

Quels étaient les enjeux de ce solo ?

Montrer le processus créatif tel qu’il est : instable, fragmenté, chaotique. Je gère la lumière et le son en direct, je montre mes mails, mes playlists, mes hésitations. C’est une tentative de transparence radicale. J’y mets aussi mon époque : les réseaux, le selfie, l’hyperconnexion. J’essaie de dire : voilà ce que je suis, voilà comment je crée, tu peux le regarder ou non.

Photo © Renate Beense